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Wattstax raconté par William Bell et Deanie Parker

Le 20 août 1972, l’événement musico-culturel Wattstax, alias le « Woodstock noir », réunit près de 100 000 spectateurs au Los Angeles Memorial Coliseum. Le concert, organisé par Stax Records sept ans après les tragiques émeutes raciales du quartier de Watts, aligne sept heures de musique prodiguées par les plus prestigieux membres du label (Isaac Hayes, The Staple Singers, Rufus Thomas, Johnnie Taylor, Carla Thomas, The Bar-Kays, Albert King, Eddie Floyd…). Pour Funk★U, William Bell, performer et MC de Wattstax, et Deanie Parker, secrétaire de Stax Records, nous replongent dans les coulisses d’une journée historique.

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Deanie Parker : En 1972, j’étais en charge de la publicité, des relations avec les artistes, des relations publiques et d’à peu près tout le reste à Stax Records, qui était à son zénith au début des années 1970. Stax avait été crée à Memphis, dans le Tennessee, un endroit où ne nous pouvions pas bénéficier de la même force de frappe qu’un label installé à New York, Chicago ou Los Angeles, mais nos artistes avaient réussi à populariser le son de Memphis dans tous le pays. Dix plus tôt, aux tout débuts de Stax, nous sortions à peine du lycée, mais au moment de Wattstax, le monde s’ouvrait à nous…

William Bell : Deanie Parker est la première personne qui m’a parlé directement de Wattstax, même si nous étions plus ou moins déjà au courant que quelque chose d’important allait avoir lieu au mois d’août et qu’Al Bell, le Président de Stax, et ses partenaires travaillaient sur un concert important. L’autre information, c’était que ce concert était organisé pour récolter des fonds pour la communauté de Watts, un quartier défavorisé de Los Angeles où avaient eu lieu les émeutes de 1965.

Deanie ParkerDeanie Parker : J’ai entendu parler pour la première fois de Wattstax lors d’une de nos réunions de travail hebdomadaire. L’idée était d’organiser un concert en soutien de la communauté noire de Watts en contribuant à la reconstruction du quartier. A Stax, nous nous sommes toujours sentis très concernés par ce qui se passait dans la communauté noire. Un tel geste faisait partie de notre ADN, car depuis sa création, le label venait en aide à ceux qui l’avaient aidé, et ce depuis le jour où Estelle Axton et Jim Stewart avaient rénové le vieux cinéma du 926 East McLemore Avenue pour en faire Stax Records. Al Bell a continué cette mission, et il savait que nous pouvions apporter quelque chose à la communauté, tout en faisant de cet événement un outil de promotion pour le label. En partenariat avec le Watts Festival, nous avons donc voulu créer une dynamique en réunissant 120.000 spectateurs au Coliseum autour d’une affiche réunissant les artistes Stax.

William Bell : L’inspiration du nom Wattstax venait bien sûr du Festival de Woodstock. En revanche, je ne savais pas du tout que ce jour allait devenir historique.

Isaac Hayes (interviewé par Funk★U en 2005) : Le jour du concert coïncidait avec celui de mes trente ans. C’était une journée incroyable : j’ai commencé par visiter la Watts Tower, où une parade avait été organisée. David Porter, Luther Ingram, Johnnie Taylor et moi sommes ensuite montés dans une voiture pour nous rendre au Coliseum en fin de matinée. Il faisait une chaleur incroyable.

William Bell : Le matin du concert, j’ai pris un vol très tôt pour aller de Memphis à Los Angeles. Une fois sur place, j’ai à peine eu le temps de passer à l’hôtel pour poser mes affaires, puis on m’a emmené directement au Coliseum. Le stade était immense, mais il était encore vide et les seules personne présentes étaient les techniciens et le personnel de sécurité. Le soundcheck a été très rapide, car beaucoup d’artistes étaient programmés. De plus, je devais jouer le rôle du MC pendant une partie du concert et il y avait encore beaucoup de détails à régler. Nous étions en plein rush, mais dès que les spectateurs sont arrivés et que le concert a démarré, cette journée s’est transformée en profonde expérience spirituelle. Il y avait plus de 100.000 spectateurs dans le stade, et c’était le plus grand concert de l’histoire de Stax. Certains artistes de Stax étaient très populaires, mais pour la première fois, nous en avions la preuve concrète, et qui plus est sur la Côte Ouest, ce qui était totalement nouveau pour nous.

Deanie Parker : Wattstax était un énorme challenge, car Memphis se trouve au sud-est des Etats-Unis et Los Angeles est à l’extrémité de la côte ouest. Coordonner un événement aussi spectaculaire a été une véritable épreuve. Je me sens épuisée rien que d’y repenser (rires). Il fallait acheminer tous les musiciens et leur entourage, puis leur expliquer comment allait se dérouler le concert en leur présentant le conducteur. J’avais passé toute la semaine précédente sur place pour organiser les préparatifs. Le matin du concert, je me suis levée très tôt, puis je me rendue au stade. En résumé, j’ai passé ma journée dans les loges car je devais m’assurer que tout ce passait bien entre les performances, que les artistes étaient prêts, qu’ils portaient les bonnes tenues, puis je devais les accompagner jusqu’à la scène. Il fallait aussi libérer les loges pour l’artiste suivant, et ça a duré toute la journée. On se serait cru dans un manège qui tournait à toute vitesse !

William Bell : Nous étions en plein rush, mais dès que les spectateurs sont arrivés et que le concert a démarré, cette journée s’est transformée en profonde expérience spirituelle. Il y avait plus de 100.000 spectateurs dans le stade, et c’était le plus grand concert de l’histoire de Stax. Certains artistes de Stax étaient très populaires, mais pour la première fois, nous en avions la preuve concrète, et qui plus est sur la Côte Ouest, ce qui était totalement nouveau pour nous.


William Bell sur la scène de Wattstax

 

William Bell : Bien sur, j’ai ressenti de la pression avant de monter sur scène. J’étais programmé en début d’après-midi, il faisait très chaud et nous devions absolument respecter le timing, car beaucoup d’artistes devaient se relayer dans un temps limité. La coordination était très compliquée, mais au final, tout s’est bien passé, y compris lors de ma propre performance. Richard Roundtree (l’acteur principal de Shaft, ndr), m’a présenté, puis j’ai chanté « I Forget To Be Your Lover ». Sur disque, la version originale est lente, car c’est une ballade. Pendant le soundcheck, nous avions décidé avec le Wattstax Orchestra de la jouer plus rapidement à cause des contraintes de temps, car je n’avais que deux ou trois minutes pour chanter. A ma grande surprise, le groupe a démarré sur tempo encore plus rapide que celui de la répétition ! J’ai dû m’adapter à toute vitesse pour raccrocher les wagons, mais au final, tout s’est bien passé.
Monter sur scène pour ne jouer qu’une seule chanson ne m’a pas dérangé, car je devais aussi présenter d’autres artistes sur scène, dont David Porter, The Bar-Kays et Carla Thomas. L’important n’était pas de tirer la couverture à soi, mais faire en sorte que la journée se déroulait sans incidents.

Deanie Parker :  Nous avions signé un accord avec le stade pour protéger la pelouse de l’équipe de football des Rams de Los Angeles. Si elle était abîmée, nous devions la rembourser et cette pelouse coûtait une fortune ! Le jour du concert, nous avions prévenu les artistes qu’ils ne devaient surtout pas encourager le public à descendre des gradins sur la pelouse. Visiblement, Rufus Thomas et son bermuda rose n’avaient pas reçu le message (rires) ! Lors de sa performance, il a invité les spectateurs à descendre sur la pelouse et nous étions terrifiés. Heureusement, Rufus est un performer unique, car en faisant appel à leur humanité et grâce à son humour, il a réussi à les faire regagner ensuite les gradins calmement pour que le concert puisse continuer normalement. En coulisses, nous étions tous épouvantés, mais avec du recul, ce moment reste le moment fort de la journée.

William Bell : Il n’y avait qu’une très mince clôture barbelée entre les gradins et la pelouse du stade, et quand 100.000 personnes tentent de la franchir pour se diriger vers vous, la situation est très tendue !  Rufus a vraiment assuré.

Deanie Parker :  Johnnie Taylor nous a posé un problème. Il était déterminé à être le dernier artiste sur scène à Wattstax. Il y avait une grande rivalité entre Johnny et Isaac Hayes, qui venait de devenir une superstar grâce à Shaft. Johnnie était aussi très populaire à ce moment-là, et c’était un homme superbe, adorable, mais très indiscipliné (rires) ! Il ne voulait pas entendre qu’il allait devoir passer avant Isaac Hayes, et il a fini par refuser catégoriquement de monter sur la scène de Wattstax. Il voulait être la vedette de cette journée, et la vedette de Stax tout court. Johnnie Taylor était vraiment une star du label, et c’était impossible qu’il n’apparaisse pas dans le film. C’est la raison pour laquelle nous avons dû organiser les concerts du Summit Club. Cet événement a été conçu rien que pour lui. C’était très malin de sa part, car l’ambiance des clubs lui convenait mieux, et il y était plus à l’aise que sur l’immense scène d’un stade. De plus, il n’avait pas à monter sur scène avant Isaac Hayes (rires) !

William Bell : Comme j’étais sans arrêt entre la scène et les coulisses, je n’ai malheureusement pas pu voir toutes les performances du concert, mais je sais que Rufus Thomas a été fantastique. Le set du Rance Allen Group était aussi un grand moment spirituel.

Deanie Parker : Mon grand regret et de ne pas avoir pu voir le concert des gradins, au milieu du public. J’avais un aperçu de ce qui se passait sur scène, j’entendais la musique, les retours du public et les artistes me donnaient leurs impressions en sortant de scène, mais ce n’est que lorsque j’ai vu le film que j’ai pu pleinement profiter de leurs performances. Je me souviens aussi du public, de leurs sourires, de leurs vêtements incroyables, de leur fierté. Il y avaient de gens de tous âges, des personnes seules, des couples, des familles, et un vrai sentiment d’unité.

Isaac Hayes : Wattstax, c’était le point de vue noir. Les gens ont passé toute la journée dans le stade et il n’y a eu aucun incident. C’était une grande fête. Il était question de questions politiques, sociales, raciales, de rapports hommes-femmes. Tout le monde pouvait s’exprimer, ce qui n’était pas le cas à l’époque.

William Bell : Wattstax était un événement à la fois musical, spirituel et politique. Mais après un tel sommet, il était difficile de faire mieux. Après la sortie du film, les ventes d’albums se sont mises à décliner et des choses louches se sont déroulées en coulisses. La situation a empiré et Stax a fini par faire faillite. Avec Isaac Hayes et Johnnie Taylor, nous avons continué à travailler pour Stax, mais nous savions que la fin était proche. C’était comme si on avait fait glisser le tapis sous nos pieds… C’était très triste, car aux débuts de Stax Records, nous étions des gamins de Memphis qui pensaient que le label allait durer éternellement. C’était aussi un crève-cœur de voir le bâtiment de Memphis laissé à l’abandon et tomber en ruines… Heureusement, il nous reste nos souvenirs, et pour moi et beaucoup d’autres, Wattstax est le point culminant de l’histoire de Stax.

Propos recueillis par Christophe Geudin

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