Interview

Interview : Juan Rozoff commente Maison Rozoff


Avec trois albums en 18 ans, Juan Rozoff serait-il le Peter Gabriel du funk made in France ? Huit ans après Abalalordakor, le fonktsar signe Maison Rozoff, fourre-tout foutraque où se mélangent funk minnéapolitain, rythmes afro, Molière, palindromes musicaux et des chansons au ton résolument personnel. Visite guidée de la Maison Rozoff par son propriétaire.

Funk-U : Maison Rozoff sort huit ans après Abalalordakor. Quelle est la chronologie de ton nouvel album ?

Juan Rozoff : Tout a commencé après la naissance de ma première fille, il y a cinq ans. Je suis arrivé avec une partie des morceaux finis, et une autre que croyais finie mais qui ne l’était pas. On a fait pas mal de prises, d’edits, des centaines d’heures d’écoute… Des choses se sont passées ensuite dans ma vie qui est devenue très mouvementée, et je n’ai pas pu clôturer le dossier. Du coup, j’ai ajouté d’autres morceaux composés entre temps. L’autre facteur, c’était que je me logeais dans les temps de studio libres, car les projets qui rapportaient des sous à Marlon (co-producteur de Maison Rozoff, ndr) ont fait qu’on n’a pas travailler pendant un an. C’est aussi pour ça qu’il y a plein de morceaux qu’on a joués en live. Depuis un an, on n’a pratiquement rien fait à part des mixes et la gravure.

Qui sont les invités de Maison Rozoff ?

Les gens avec qui je joue : Guillaume Farley était là sur toutes les basses de l’album, François Faure aux claviers, Mathieu Chédid, qui est cool depuis toujours avec moi, a fait pas mal de grattes, Jay a fait aussi quelques parties, Mounir a posé quelques bings de basse, Booster est passé donner des idées, Lawrence aussi, Sandra est venue chanter, il y a aussi Céline Barry, Xanax des Svinkels, tous ceux qui passaient par là…

D’où le titre Maison Rozoff ?

Un peu, mais il y a aussi ce côté ancienne maison de produits tripiers ou de haute couture par exemple (rires), quelque chose fondé il y a très longtemps.

Prêt pour une analyse titre-par-titre de Maison Rozoff ?

Let’s Go.

1/ « You »

Chronologiquement, on commence par la fin car c’est un des derniers titres qu’on a réalisé en studio. C’est une rythmique du groupe de Marlon et de Cub’1 avec Jean-Max aux claviers. Dans ma tête, je voulais un truc Jacksonien et au niveau des paroles, je venais de rencontrer ma femme et j’avais envie d’écrire des lyrics joyeux, ce qui est rare chez moi (rires). « You, let the sunshine in » simplement parce qu’elle m’amenait de la joie.

2/ « On veut tout »

À la base, c’est un morceau de mon guitariste Didier Combrouze qui s’appelait « Show Me Love ». Il avait tout, la rythmique, la ligne de basse, le pont, tout, mais Didier n’avait qu’un riff de voix qu’on entend au début du morceau. On l’a fait tourner en yaourt, amis au moment de passer en studio, il manquait des parties. J’ai galéré pour retranscrire les paroles en français car je ne trouvais pas le swing de l’anglais, et la version de Didier était mieux, mais de galère en galère, je me suis retrouvé bloqué, mais Chilly, qui vit maintenant à San Francisco, a trouvé un riff de cuivre que j’ai trouvé génial. Ils sont venus l’enregistrer en studio, mais Marlon trouvait ça too much. J’avais une phrase « on veut tout, un peu porno un peu pour nous/On veut le paquet de clopes et le sirop pour la toux/Faire des trucs bizarres et le bisou sur la joue ». J’ai adapté cette phrase sur le thème de cuivres. À la base, c’était donc un morceau de Didier, puis plein d’intervenants sont arrivés et il y avait beaucoup d’idée à synthétiser, on a galéré comme des chiens sur un fourre-tout pour aboutir à quelque chose qui était finalement très naturel.

3/ « Sea-Star »

Je l’ai écrite à un moment de ma vie qui est arrivé à des millions de gens qui se séparent avec un enfant qui va grandir avec des parents séparés. C’est un mélange d’un couplet qui dit que c’est niqué, et d’un refrain qui dit qu’il n’est pas trop tard, du style « rappelle-toi quand on était amoureux et qu’on baisait. » J’étais parti sur une base planante, et qui mieux que François Faure pouvait illustrer ça. Il est venu avec ses claviers, ses pédales d’effet et son cerveau et il a planté des parties incroyables. Il avait rempli l’espace de claviers et de trucs hallucinants sur la maquette, mais qu’on a dû enlever sur la version finale, mais grâce à ses sons, c’était plus facile d’enchaîner sur le texte ésotérico-blues de la chanson.

4/ « La cible »

Comme pour « You », on m’a fait d’abord écouter une rythmique à laquelle je n’avais pas participé. C’est un morceau de Marlon et de Hush, un pote à lui. J’étais peut-être en mal d’inspiration à ce moment-là et je n’écrivais que des ballades un peu tristes comme on en trouve sur l’album. Je cherchais un bon groove et on m’a fait écouter « You » et ce qui allait devenir « La cible ». Le texte était en anglais, j’ai retourné les cadences et j’ai repris les accords à l’envers. Au niveau du texte, je suis assez fier de moi sur les couplets et malheureux sur le refrain. Je trouve qu’il est faible. J’essayais d’évoquer un truc oriental, persan, qui pourrait se passer dans un club où un mec voit une fille danser et qui se retrouve dans les Mille et une nuits. Quelque chose d’hyper-érotique. Je cherchais à aussi à créer un funk onirique. J’essaye toujours d’avoir du style quand j’écris, des fois c’est heureux, des fois non…

5/ « J’ai envie d’te »

La c’est concret et clairement dit, mais à un aucun moment je dis « j’ai envie de te défoncer », ce que j’aurais peut-être fait à une époque (rires). C’est la musique qui parle, mais on reste encore dans le rêve car dans ma tête, tout ça est une blague. C’est étrange ce morceau. J’avais la rythmique, le refrain et j’ai entendu un morceau de Ludacris et son intro collait exactement à mon morceau. Je ne lui ai pas piqué, c’était peut-être l’inconscient, mais la citation est là. L’idée de base du refrain, c’était un impact, deux impact, un impact, trois impacts… J’avais besoin d’écrire des couplets, et j’ai chopé Don Juan de Molière et j’ai trouvé des passages géniaux. Au final, c’est donc un mix de Ludacris et de Molière (rires) !

6/ « The Mack ».

Je l’ai écrite à la même époque que « Sea-Star », une époque sentimentale tumultueuse pour moi. C’est un morceau sur la séparation vu du côté du mec amoureux qui ne comprend pas vraiment ce qui se passe et quel est le rôle de qui. La séparation, c’est un truc particulier pour tout le monde, mais quand il y a un petit enfant au milieu, c’est terrible et j’ai vécu ça à ce moment-là… Le texte de « The Mack » est à double sens. Le refrain c’était « Everiting a woman wants she’s gotta have it », mais un jour, mon pote Marco qui vivait chez moi est arrivé avec un autre refrain. J’étais dans ma cave, il est descendu en chantant « Who’s the whore, who’s the mack ? » car il savait que j’étais en train de morfler à ce moment-là.

Photo: Michel Théodon, 2008

Maison Rozoff est un disque très personnel…

Un peu trop d’ailleurs (rires). Les morceaux sont liés à mon expérience. Si je ne mets pas de moi dans ce que fais, je ne me reconnais pas. Au début de ma carrière, je cherchais à ce que les mots sonnent bien par rapport au son, aujourd’hui ce n’est plus cas. Je fais en sorte que tout sonne bien, bien sûr, mais je ne passe plus de temps à transposer de l’anglais en français, sauf pour « On veut tout » sur cet album. Maintenant, je passe direct en français.

Jam Session et Abalalordakor étaient des disques de musicien, là on a parfois l’impression que tu as enregistré un album de songwriter.

J’ai envie de dire merci et tant pis en même temps, car il y a des qualités et des défauts là-dedans. S’il y a un défaut dans ce disque, c’est peut-être la mélancolie qui s’en dégage alors que je kiffe plus des choses plus simples comme le funk d’«Intoxicated » par exemple.

Ca vient peut-être ton côté slave.

Je connais des slaves qui ont une qualité d’exécution supérieure à ce niveau-là et qui arrivent à transmettre cette mélancolie sans être mélancoliques. J’ai peur qu’on trouve certaines parties de mes chansons ennuyeuses quand j’y vois des trucs intéressants mais qui ne parlent peut-être qu’à moi. Je ne sais toujours pas. J’ai du mal des fois à écouter certains de mes vieux titres car je les ai commencés il y a longtemps. Ils vont sortir et c’est une sorte de paradoxe, j’ai l’impression d’être un peu en retard, mais quand tu fais un disque tous les dix ans, c’est toujours un peu le cas. Je suis très fier du disque, et c’est même le seul de ma longue carrière (rires) qui « sonne » grâce à la prod de Marlon. C’est le premier album qui bénéficie d’une vraie prod. Maintenant, le côté songwriter, c’est peut-être trop intellectuel. Un songwriter, ce n’est pas un musicien ou un chanteur, c’est un peu drastique, c’est soit l’un soit l’autre. Je suis fier de Maison Rozoff, mais je sens que j’aurais pu faire mieux ici où là, me lâcher plus.

Qu’attends-tu de Maison Rozoff ?

Quiconque sort un disque aujourd’hui dans des conditions humbles et autoproduites n’attend plus grand-chose au niveau commercial. Par contre, j’espère que ce que j’ai voulu dire dedans soit entendu. Il n’y pas de message réel, mais si les gens ressentent mes trames internes, je serais content, car c’est ça dont je suis content sur ce disque, toutes ces trames internes, invisibles.

7/ « Intoxicated »

C’était un autre morceau que je croyais fini, et Didier Combrouze est arrivé dans le studio et il a trouvé le thème G-funk du clavier et qui a surboosté le titre. J’avais le refrain, et Gyzmo est arrivé avec le groove à l’envers, il a renversé la basse et trouvé la ligne mélodique du couplet. J’avais peur qu’Intoxicated soit un gallicisme, pour moi, ça voulait dire accro, addictive, et comme Missy Elliott avait sorti « Addicted », je voulais dire autre chose. Le type de la chanson est surtout accro à la funkytude et du corps de la fille dont il parle.

8/ « Insoluble »

C’est le troisième morceau de ma période Zestril 500 (rires). J’ai écrit une tripotée de textes comme ça à l’époque pour aller mieux, sinon j’allais devenir dingue. « Insoluble » parle d’une situation qui rend aussi dingue, l’histoire du mec qui ne comprend pas ce qui lui arrive et qui se demande comment l’amour a pu laisser place à la haine. Il y a une vraie amertume dans ce titre, mais cette amertume me fait aussi peur aujourd’hui car ma vie est belle, j’ai un autre enfant avec une femme avec qui je vis, mais « Insoluble » est une bonne photo sincère de l’état dans lequel je me trouvais à ce moment-là. Pas mal de pères qui se séparent de la femme avec qui ils ont conçus un enfant sentiront très bien ce que je veux dire.

9/ « No Limits »

J’avais fait une programmation de ouf sur ma MPC, un truc un peu trop fourni qu’on entend au début du morceau. Ca partait un peu dans tous les sens, mais petit à petit, on est partis dans un truc plus épuré avec Marlon, sinon c’était un morceau pour Batteur magazine (rires) ! Ce groove a évolué vers un truc un peu sexy. Quand on va bien dans la vie, l’érotisme naturel du quotidien se retrouve dans ta musique. Si je devais faire une critique sportive de « No Limits », le refrain est un peu facile par rapport au couplet. Je fais des trucs en live sur le refrain que j’apprécie mieux, j’aurais voulu aller plus loin, ce qui est paradoxal pour un morceau qui s’appelle « No Limits » (rires).

10/ « Promis »

C’est une chanson pour ma fille qui s’appelle Romy, le titre est un petit code qu’elle comprendra plus tard. J’ai écrit cette ballade après m’être séparé de sa maman. Tous les musiciens qui ont un enfant se sentent presque obligés d’écrire une chansonnette. Renaud en a fait une sublime, Nougaro aussi avec « Cécile », mais d’autres que je ne citerai pas ont fait des trucs horribles. Je me dis « quand ton enfant écoutera ça plus tard, il sentira bien que tu es empreint de ton ego ridicule » (rires). « Promis » est uni, entier et naturel dans le sens où il y a des petites blagues quand je dis « Je ne te bercerai jamais trop près du mur », ensuite je lui dis que je ne l’emmènerai jamais sur la côte d’Azur car j’ai eu des problèmes dans le Var et parce que je déteste Saint-Tropez, toute la tune à donf, le bronzage, la mafia etc., c’est ridicule… Par contre, j’ai déjà fait mentir la chanson car elle avait des boucles dans les cheveux et qu’elle n’en n’a plus (rires).

11/ « Papa »

Je n’avais pas prévu de la mettre sur Maison Rozoff. C’était un morceau pour moi qui parle de et à mon père. On peut se demander quand on l’écoute s’il y avait un vrai problème avec mon père, alors que j’ai adoré mon père qui était un homme génial. Je n’ai jamais manqué de rien, à part decommunication. Il était ultra-secret, un peu à la slave, et il ne me prenait pas dans les bras. Son enfance a été très dure, et son émigration en France aussi. Il y a beaucoup d’histoires tristes dans sa famille, beaucoup de mélancolie. On sent une dureté que je n’ai pas voulu, une amertume que j’ai été obligé d’assumer. J’aurais adoré que mon père connaisse ma fille mais il est mort avant, mais je lui reproche quand même, ce qui est bizarre. « Est-ce qu’on sait, est ce qu’on s’aime, est-ce qu’on s’est mentis  ? ». on trouve encore des phrases qui fonctionnent comme des poupées russes, des trames invisibles. C’est un morceau dur que je voulais tendre, mais je sais qu’en vrai, on s’aimait, mais on n’a pas pu se le dire. « Papa » ne parle pas que de ça. Dans le deuxième couplet, je parle d’autres gens qui sont morts et qui étaient proches. Je ne crois au paradis, mais une fois de plus, je parle d’une manière codée, je ne sais pas si ce code ne parle qu’à moi et si ce texte n’est pas trop hermétique. Je ne sais même pas comment je suis arrivé à ce côté africain. Le hasard m’a donné cet arpège que je joue avec un son de kalimba, je l’imaginais avec un cymbalum un peu slave. Le terme papa est aussi beaucoup employé par les africains, qui signifie également pour eux « ami », de grand frère qui te guide dans la vie, c’est peut-être encore un lien invisible, cette fois avec l’Afrique.

12/ « Reste »

C’est une longue histoire. J’ai commencé ce morceau il y a vingt ans, mais il était écrit en anglais. J’ai mis du temps à trouver une unité, le refrain était clair, mais le couplet l’était moins. J’ai récupéré des bouts de claviers et de guitares d’époque. C’est un peu du Jacques Brel, « Ne me quitte pas », mais ça parle aussi de quelqu’un qui lâche prise, qui est en train de mourir mais qui n’a plus envie de lutter mais qui doit s’accrocher, peu importe le temps qu’il lui reste. « Reste » a un côté litanie avec des mesures un peu bizarres. J’aurais voulu créer un plus beau tourbillon final, moins métronomique, plus fou. Mais pour moi, tant que tu n’as pas composé un morceau de Songs in the Key of Life, c’est que tu dois encore chercher. Il faut que cherche encore cette unité.

13/ « Family Ghosts »

C’est encore une trame « tzigane » personnelle avec des jeux de rythmes auxquels jouent les enfants en Espagne et aux Etats-Unis en se tapant sur les mains et les genoux. C’est ce qui a inspiré la rythmique. « Family Ghost » est un autre constat super-triste. J’avais encore les boules à l’époque, car c’était la fin d’une famille…. « Family Ghost » est aussi un clin d’œil à une chanson de The Family, « Desire », qui dit  « Ghost from the past prevent you from no one… ».

Quels sont tes projets ?

J’en ai plusieurs, dont un album de palindromes qui s’appellera Naujuan qui parle des relations entre les chiffres et les lettres. C’est un fantasme que j’ai depuis dix ans. Il y en a un petit bout dans « J’ai envie d’te. » C’est un peu comme de l’ADN musical, car tout ça peut se mettre en boucle, il y a un côté magique. J’ai tous les textes, douze ans de notes que je dois organiser, mais je ne veux pas que la musique fasse trop secte (rires). J’aimerais le faire sur du funk, mais ça risque d’être compliqué. Peut-être sur du reggae-dub ou du trip-hop… J’ai aussi un album de chansons plus traditionnelles axé reggae qui m’excite beaucoup, car j’ai l’impression d’avoir vraiment atteint l’unité cette fois. Sinon, mon autre projet immédiat, à part les concerts, c’est de m’arrêter de fumer (rires) !

Propos recueillis par Cesar

Juan Rozoff Maison Rozoff (Underdog Records)