
Brent Fischer : « Prince avait une passion pour l’orchestration »
Fils du légendaire arrangeur Clare Fischer, Brent Fischer prolonge le travail orchestral de son père en studio et sur scène au sein du Brent Fischer Orchestra. Pour Funk★U, le compositeur multi-instrumentiste, producteur et arrangeur évoque la fructueuse collaboration entre Prince et Clare Fischer, ainsi que sa première mission Princière en 1985 sur le mystérieux « Marx Brothers Project ».
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Funk★U : En quoi consiste le travail d’arrangeur, et en quoi se distingue-t-il de celui d’un orchestrateur ?
Brent Fischer : Imaginons que vous soyez guitariste, chanteur et que vous écrivez vos propres chansons. Si vous devez les enregistrer en studio avec un groupe, chaque instrumentiste doit avoir une partie à jouer. C’est là que l’arrangeur intervient, en écrivant des parties pour le piano, la basse, la batterie et tous les autres instruments. Vient ensuite l’étape de l’orchestration, qui consiste à prolonger ces idées en assignant à chaque instrument une texture, une couleur et, dans le meilleur des cas, une profondeur émotionnelle.
Comment Prince a-t-il eu connaissance du travail de votre père ?
Trois personnes prétendent avoir fait découvrir à Prince la musique de Clare Fisher : Paul Peterson raconte que sa mère, qui était pianiste de jazz, connaissait le travail de Clare Fischer, et que Paul l’aurait faite ensuite découvrir à Prince. Susannah Melvoin dit que c’est plutôt par l’intermédiaire de son père, Mike Melvoin, un musicien de studio qui avait travaillé avec mon père, qu’elle avait introduit sa musique à Prince. David Z. Rivkin (frère de Bobby Z. ndr) dit de son côté qu’il connaissait bien les arrangements de mon père pour Rufus & Chaka Khan, Atlantic Starr et Santana, et que c’est lui qui avait conseillé à Prince d’engager mon père. Pour ma part, je pense qu’il s’agit sans doute de la combinaison de l’ensemble, et peut-être que Prince avait tout simplement remarqué la présence de mon père sur certains albums… Prince avait également une grande passion pour l’orchestration : Morris Hayes m’a raconté qu’il avait l’habitude de s’installer à la console pour décortiquer chaque instrument de l’orchestre afin de mieux comprendre leur rôle. C’est ce goût pour les orchestrations qui lui avait donné l’idée d’enregistrer l’album Kamasutra, pour lequel il avait combiné un orchestre virtuel et un orchestre réel.
Qu’était venu chercher Prince en faisant appel aux orchestrations de Clare Fischer ?
Mon père n’était pas qu’un arrangeur de jazz. Ses inspirations étaient très variées, du rock au rhythm’n’blues en passant par la musique classique, la musique symphonique, la musique latine et la pop. C’est sans doute ce qui a plu à Prince. Pour mon père, les genres musicaux n’étaient pas important. Ce qui comptait le plus, c’était la créativité.
D’un point de vue mélodique, Prince n’était peut-être pas un grand compositeur comme Paul McCartney ou Burt Bacharach, mais ses intentions, son feeling et l’originalité de ses interprétations donnaient un côté unique à sa musique…
Je vois ce que vous voulez dire, et ça me fait penser au second mouvement de la septième symphonie de Beethoven. C’est une référence en matière de musique classique, mais lorsqu’on l’analyse, on se rend compte que ce mouvement est d’une simplicité déconcertante : c’est la combinaison de tous ces petits éléments qui le rend magique. Les mélodies de Prince n’étaient peut-être pas forcément profondes, mais la combinaison de sa poésie, des textures sonores, du choix et de la manière dont il jouait de chaque instrument et de l’émotion exprimée par sa voix rendent sa musique complètement unique. Ses idées pouvaient être parfois simples, mais elles étaient toujours parfaitement exécutées.
Quel âge aviez-vous lorsque Prince a approché votre père pour réaliser ses orchestrations ?
J’avais 21 ans, mais ma passion pour la musique remonte à l’enfance. À la maison, je me réfugiais sous son piano avec mon chien et j’écoutais mon père jouer et travailler sur ses arrangements. Je me souviens l’avoir vu enregistrer avec le jazzman Cal Tjader lorsque j’avais six ou sept ans. J’ai assisté ensuite aux séances de Rufus, Santana et bien d’autres. En grandissant, mon père s’est rendu compte que je pouvais l’assister dans certaines missions. À l’époque, les groupes ne lui donnaient pas de partitions pour travailler, juste des enregistrements. Il commençait donc par relever au piano ou au clavier chaque instrument avant d’écrire ses orchestrations, ce qui lui prenait énormément de temps. J’ai démarré à ses côtés en effectuant ce travail de retranscription, et ma première mission a consisté à relever les instruments de l’album Parade.
Sur quel support aviez-vous reçu les chansons de Parade ?
Lorsque vous travaillez avec un artiste ou un groupe, l’idéal est de partir du mix le plus proche du mixage définitif de l’album afin de rassembler de la façon la plus précise possible les pièces du puzzle pour écrire orchestration. Dans le cas de Parade, Prince nous avait envoyé une simple cassette qui portait un nom de code : The Marx Brothers Project. Elle comportait les douze titres de l’album, mais quelques titres ont été ensuite modifiés, dont « Wendy’s Parade » qui est devenue « Christopher Tracy’s Parade ». Mon père a écrit et ajouté des cordes sur toutes les chansons de Parade, à l’exception de « Kiss ». En studio, nous enregistrions deux chansons par jour avec l’orchestre en suivant l’ordre du tracklisting de l’album. Au moment où nous allions travailler sur « Kiss », son assistante nous avait fait parvenir un mémo sur lequel Prince indiquait qu’il pensait que cette chanson n’avait pas besoin d’orchestrations. Une anecdote amusante : Prince avait l’habitude de nous faire régulièrement parvenir un disque d’or à chaque sortie d’album. Mon père en a reçu un pour le single de « Kiss » sur lequel il n’est pas intervenu, mais ne le répétez pas (rires) !
On nous avait également indiqué que les arrangements orchestraux allaient servir pour l’album, mais aussi pour la bande originale d’Under The Cherry Moon. Dans la bande-son du film, on peut par exemple entendre des pistes isolées de violoncelles ou de tubas, mais une scène en particulier a nécessité d’écrire un nouvel arrangement. Notre travail sur Parade était terminé, mais Prince avait besoin de 45 secondes de musique instrumentale pour les besoins du film. Mon père lui a donc demandé d’obtenir une cassette vidéo de la scène en question pour pouvoir travailler. Un soir, je suis chez mon père et quelqu’un sonne à la porte. J’ouvre la porte et j’aperçois une limousine violette garée devant la maison. Un chauffeur se tenait devant moi une cassette vidéo à la main, et il me dit : « Clare Fischer ? J’ai une cassette pour vous ». Je lui réponds que je suis son fils et que je suis au courant, mais au moment où je m’apprête à lui prendre la cassette des mains, il recule d’un pas et me dit : « j’ai l’ordre spécifique de ne donner cette cassette qu’à Clare Fischer en mains propres ! » (rires).
Quels types d’indications vous donnaient Prince en vous envoyant une chanson ?
Parfois, les cassettes étaient accompagnées d’un petit mémo : « pour cette chanson, je veux un grand orchestre sur le pont, mais l’arrangement doit être discret sur les couplets », ou bien « sur celle-là, faites ce que vous avez l’habitude de faire » (rires).
Quelle était votre réaction en découvrant que parfois, certains de vos arrangements n’étaient pas retenus dans le mixage final d’une chanson ?
Ca faisait partie du jeu depuis le début de la collaboration et cela ne nous posait pas de problème. Parfois, certains arrangements étaient mixés très en retrait, ou n’étaient pas utilisés du tout quand Prince décidait de les supprimer à la dernière minute afin de privilégier un solo de guitare ou des parties de clavier. En 2009, j’avais écrit un arrangement pour une performance TV de Bria Valente. Elle devait chanter en duo avec Prince un medley d’« Everytime » et « Elixer », que j’avais arrangés pour l’album Lotus Flower, mais l’émission a été annulée deux jours avant son enregistrement. Par ailleurs, j’ai été également très étonné de constater que la version de « Cosmic Day » orchestrée par mon père n’avait pas été retenue dans la récente réédition de Sign Of The Times…
Quelle est votre chanson préférée de Prince ?
« All My Dreams ». J’ai eu la chance d’effectuer la retranscription des instruments pour l’orchestration du spectacle symphonique 4U, si bien que j’en connais chaque détail. La construction de ce morceau est impressionnante, de la pure architecture sonique. Lorsqu’on l’écoute, on a l’impression d’assister à une métamorphose en direct. Les sections s’enchaînent, se fondent les unes dans les autres et la résolution finale est magnifique.
La légende voudrait que votre père n’a jamais rencontré Prince.
C’est exact, mais il y a une raison à cela : initialement, Prince souhaitait organiser une série d’enregistrements avec l’orchestre au moment de terminer l’album de The Family, qui a été une des grandes inspirations de la couleur musicale de Parade. Prince devait assister à la première séance, mais il a eu un empêchement de dernière minute et a dû annuler sa venue. La séance a quand même eu lieu, et nous lui avons envoyé la bande. Il a beaucoup aimé ce qu’il a entendu, et il a appelé mon père en lui disant que s’il avait été présent, le résultat aurait été différent, qu’il aurait certainement voulu modifier des choses et faire des suggestions. Avant de raccrocher, il a ajouté : « j’aime tellement ce que vous avez fait que je n’assisterai jamais à une séance d’enregistrement de Clare Fischer », et il a tenu parole, il n’est jamais venu à une seule séance de cordes.
Et vous, avez-vous rencontré Prince ?
Je l’ai rencontré en 2004, lors des Grammy Awards. Nous avions écrit avec mon père l’arrangement de son medley avec Beyoncé et je jouais des percussions dans l’orchestre. La veille de la performance, pendant les répétitions, nous avons réglé quelques petits détails ensemble. J’en ai profité pour lui dire à quel point j’avais été heureux de travailler pour lui pendant toutes ces années et il avait semblé très touché, même s’il était surtout focalisé sur sa performance du lendemain. Le jour de la performance, je le recroise et il me dit : « je sais que ton père est là, mais je ne veux pas le rencontrer. » Je me suis alors souvenu d’une histoire : en 1987, mon père avait remporté un Grammy Award pour l’album Free Fall. Prince avait envie de l’écouter, nous lui avions envoyé un exemplaire et quelques semaines plus tard, sont assistante nous a raconté qu’elle avait donné l’album à Prince, mais qu’il avait tourné la tête et refuser de regarder sa pochette, car il ne voulait pas voir le visage de mon père. Il avait en tête une image de Clare Fischer, et il ne voulait pas la trahir. Je pense que c’était quelqu’un de très superstitieux…
Le jour des Grammy Awards, mon père était installé sur un côté de la scène pour regarder la performance. Je l’avais accompagné car il avait 76 ans et des problèmes pour se déplacer. A ce moment précis, je me suis rendu compte que Prince marchait tout doucement juste à côté de nous, sans nous regarder. Il se tenait à un mètre à peine, concentré et prêt à monter sur scène devant 25 000 personnes et des millions de téléspectateurs. L’espace d’une seconde, j’ai eu envie de me tourner vers mon père et de lui dire : « Clare Fischer, je vous présente Prince », puis de me tourner vers Prince et lui dire : « Prince, voici Clare Fischer », mais je me suis retenu au dernier moment. Mon père appréciait beaucoup le respect et la confiance de Prince à l’égard de son travail. La communication entre eux était minimale, mais ça n’était pas le plus important. Cette discrétion était peut-être la raison pour laquelle nous avons pu travailler ensemble pendant 25 ans.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Brent Fischer Orchestra Pictures At an Exhibition (Clavo Records). Disponible, informations : https://brentfischer.com/ (Crédit photo ouverture : Afshin Sahidi).

Wattstax raconté par William Bell et Deanie Parker
Le 20 août 1972, l’événement musico-culturel Wattstax, alias le « Woodstock noir », réunit près de 100 000 spectateurs au Los Angeles Memorial Coliseum. Le concert, organisé par Stax Records sept ans après les tragiques émeutes raciales du quartier de Watts, aligne sept heures de musique prodiguées par les plus prestigieux membres du label (Isaac Hayes, The Staple Singers, Rufus Thomas, Johnnie Taylor, Carla Thomas, The Bar-Kays, Albert King, Eddie Floyd…). Pour Funk★U, William Bell, performer et MC de Wattstax, et Deanie Parker, secrétaire de Stax Records, nous replongent dans les coulisses d’une journée historique.
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Deanie Parker : En 1972, j’étais en charge de la publicité, des relations avec les artistes, des relations publiques et d’à peu près tout le reste à Stax Records, qui était à son zénith au début des années 1970. Stax avait été crée à Memphis, dans le Tennessee, un endroit où ne nous pouvions pas bénéficier de la même force de frappe qu’un label installé à New York, Chicago ou Los Angeles, mais nos artistes avaient réussi à populariser le son de Memphis dans tous le pays. Dix plus tôt, aux tout débuts de Stax, nous sortions à peine du lycée, mais au moment de Wattstax, le monde s’ouvrait à nous…
William Bell : Deanie Parker est la première personne qui m’a parlé directement de Wattstax, même si nous étions plus ou moins déjà au courant que quelque chose d’important allait avoir lieu au mois d’août et qu’Al Bell, le Président de Stax, et ses partenaires travaillaient sur un concert important. L’autre information, c’était que ce concert était organisé pour récolter des fonds pour la communauté de Watts, un quartier défavorisé de Los Angeles où avaient eu lieu les émeutes de 1965.
Deanie Parker : J’ai entendu parler pour la première fois de Wattstax lors d’une de nos réunions de travail hebdomadaire. L’idée était d’organiser un concert en soutien de la communauté noire de Watts en contribuant à la reconstruction du quartier. A Stax, nous nous sommes toujours sentis très concernés par ce qui se passait dans la communauté noire. Un tel geste faisait partie de notre ADN, car depuis sa création, le label venait en aide à ceux qui l’avaient aidé, et ce depuis le jour où Estelle Axton et Jim Stewart avaient rénové le vieux cinéma du 926 East McLemore Avenue pour en faire Stax Records. Al Bell a continué cette mission, et il savait que nous pouvions apporter quelque chose à la communauté, tout en faisant de cet événement un outil de promotion pour le label. En partenariat avec le Watts Festival, nous avons donc voulu créer une dynamique en réunissant 120.000 spectateurs au Coliseum autour d’une affiche réunissant les artistes Stax.
William Bell : L’inspiration du nom Wattstax venait bien sûr du Festival de Woodstock. En revanche, je ne savais pas du tout que ce jour allait devenir historique.
Isaac Hayes (interviewé par Funk★U en 2005) : Le jour du concert coïncidait avec celui de mes trente ans. C’était une journée incroyable : j’ai commencé par visiter la Watts Tower, où une parade avait été organisée. David Porter, Luther Ingram, Johnnie Taylor et moi sommes ensuite montés dans une voiture pour nous rendre au Coliseum en fin de matinée. Il faisait une chaleur incroyable.
William Bell : Le matin du concert, j’ai pris un vol très tôt pour aller de Memphis à Los Angeles. Une fois sur place, j’ai à peine eu le temps de passer à l’hôtel pour poser mes affaires, puis on m’a emmené directement au Coliseum. Le stade était immense, mais il était encore vide et les seules personne présentes étaient les techniciens et le personnel de sécurité. Le soundcheck a été très rapide, car beaucoup d’artistes étaient programmés. De plus, je devais jouer le rôle du MC pendant une partie du concert et il y avait encore beaucoup de détails à régler. Nous étions en plein rush, mais dès que les spectateurs sont arrivés et que le concert a démarré, cette journée s’est transformée en profonde expérience spirituelle. Il y avait plus de 100.000 spectateurs dans le stade, et c’était le plus grand concert de l’histoire de Stax. Certains artistes de Stax étaient très populaires, mais pour la première fois, nous en avions la preuve concrète, et qui plus est sur la Côte Ouest, ce qui était totalement nouveau pour nous.
Deanie Parker : Wattstax était un énorme challenge, car Memphis se trouve au sud-est des Etats-Unis et Los Angeles est à l’extrémité de la côte ouest. Coordonner un événement aussi spectaculaire a été une véritable épreuve. Je me sens épuisée rien que d’y repenser (rires). Il fallait acheminer tous les musiciens et leur entourage, puis leur expliquer comment allait se dérouler le concert en leur présentant le conducteur. J’avais passé toute la semaine précédente sur place pour organiser les préparatifs. Le matin du concert, je me suis levée très tôt, puis je me rendue au stade. En résumé, j’ai passé ma journée dans les loges car je devais m’assurer que tout ce passait bien entre les performances, que les artistes étaient prêts, qu’ils portaient les bonnes tenues, puis je devais les accompagner jusqu’à la scène. Il fallait aussi libérer les loges pour l’artiste suivant, et ça a duré toute la journée. On se serait cru dans un manège qui tournait à toute vitesse !
William Bell : Nous étions en plein rush, mais dès que les spectateurs sont arrivés et que le concert a démarré, cette journée s’est transformée en profonde expérience spirituelle. Il y avait plus de 100.000 spectateurs dans le stade, et c’était le plus grand concert de l’histoire de Stax. Certains artistes de Stax étaient très populaires, mais pour la première fois, nous en avions la preuve concrète, et qui plus est sur la Côte Ouest, ce qui était totalement nouveau pour nous.
William Bell sur la scène de Wattstax
William Bell : Bien sur, j’ai ressenti de la pression avant de monter sur scène. J’étais programmé en début d’après-midi, il faisait très chaud et nous devions absolument respecter le timing, car beaucoup d’artistes devaient se relayer dans un temps limité. La coordination était très compliquée, mais au final, tout s’est bien passé, y compris lors de ma propre performance. Richard Roundtree (l’acteur principal de Shaft, ndr), m’a présenté, puis j’ai chanté « I Forget To Be Your Lover ». Sur disque, la version originale est lente, car c’est une ballade. Pendant le soundcheck, nous avions décidé avec le Wattstax Orchestra de la jouer plus rapidement à cause des contraintes de temps, car je n’avais que deux ou trois minutes pour chanter. A ma grande surprise, le groupe a démarré sur tempo encore plus rapide que celui de la répétition ! J’ai dû m’adapter à toute vitesse pour raccrocher les wagons, mais au final, tout s’est bien passé.
Monter sur scène pour ne jouer qu’une seule chanson ne m’a pas dérangé, car je devais aussi présenter d’autres artistes sur scène, dont David Porter, The Bar-Kays et Carla Thomas. L’important n’était pas de tirer la couverture à soi, mais faire en sorte que la journée se déroulait sans incidents.
Deanie Parker : Nous avions signé un accord avec le stade pour protéger la pelouse de l’équipe de football des Rams de Los Angeles. Si elle était abîmée, nous devions la rembourser et cette pelouse coûtait une fortune ! Le jour du concert, nous avions prévenu les artistes qu’ils ne devaient surtout pas encourager le public à descendre des gradins sur la pelouse. Visiblement, Rufus Thomas et son bermuda rose n’avaient pas reçu le message (rires) ! Lors de sa performance, il a invité les spectateurs à descendre sur la pelouse et nous étions terrifiés. Heureusement, Rufus est un performer unique, car en faisant appel à leur humanité et grâce à son humour, il a réussi à les faire regagner ensuite les gradins calmement pour que le concert puisse continuer normalement. En coulisses, nous étions tous épouvantés, mais avec du recul, ce moment reste le moment fort de la journée.
William Bell : Il n’y avait qu’une très mince clôture barbelée entre les gradins et la pelouse du stade, et quand 100.000 personnes tentent de la franchir pour se diriger vers vous, la situation est très tendue ! Rufus a vraiment assuré.
Deanie Parker : Johnnie Taylor nous a posé un problème. Il était déterminé à être le dernier artiste sur scène à Wattstax. Il y avait une grande rivalité entre Johnny et Isaac Hayes, qui venait de devenir une superstar grâce à Shaft. Johnnie était aussi très populaire à ce moment-là, et c’était un homme superbe, adorable, mais très indiscipliné (rires) ! Il ne voulait pas entendre qu’il allait devoir passer avant Isaac Hayes, et il a fini par refuser catégoriquement de monter sur la scène de Wattstax. Il voulait être la vedette de cette journée, et la vedette de Stax tout court. Johnnie Taylor était vraiment une star du label, et c’était impossible qu’il n’apparaisse pas dans le film. C’est la raison pour laquelle nous avons dû organiser les concerts du Summit Club. Cet événement a été conçu rien que pour lui. C’était très malin de sa part, car l’ambiance des clubs lui convenait mieux, et il y était plus à l’aise que sur l’immense scène d’un stade. De plus, il n’avait pas à monter sur scène avant Isaac Hayes (rires) !
William Bell : Comme j’étais sans arrêt entre la scène et les coulisses, je n’ai malheureusement pas pu voir toutes les performances du concert, mais je sais que Rufus Thomas a été fantastique. Le set du Rance Allen Group était aussi un grand moment spirituel.
Deanie Parker : Mon grand regret et de ne pas avoir pu voir le concert des gradins, au milieu du public. J’avais un aperçu de ce qui se passait sur scène, j’entendais la musique, les retours du public et les artistes me donnaient leurs impressions en sortant de scène, mais ce n’est que lorsque j’ai vu le film que j’ai pu pleinement profiter de leurs performances. Je me souviens aussi du public, de leurs sourires, de leurs vêtements incroyables, de leur fierté. Il y avaient de gens de tous âges, des personnes seules, des couples, des familles, et un vrai sentiment d’unité.
Isaac Hayes : Wattstax, c’était le point de vue noir. Les gens ont passé toute la journée dans le stade et il n’y a eu aucun incident. C’était une grande fête. Il était question de questions politiques, sociales, raciales, de rapports hommes-femmes. Tout le monde pouvait s’exprimer, ce qui n’était pas le cas à l’époque.
William Bell : Wattstax était un événement à la fois musical, spirituel et politique. Mais après un tel sommet, il était difficile de faire mieux. Après la sortie du film, les ventes d’albums se sont mises à décliner et des choses louches se sont déroulées en coulisses. La situation a empiré et Stax a fini par faire faillite. Avec Isaac Hayes et Johnnie Taylor, nous avons continué à travailler pour Stax, mais nous savions que la fin était proche. C’était comme si on avait fait glisser le tapis sous nos pieds… C’était très triste, car aux débuts de Stax Records, nous étions des gamins de Memphis qui pensaient que le label allait durer éternellement. C’était aussi un crève-cœur de voir le bâtiment de Memphis laissé à l’abandon et tomber en ruines… Heureusement, il nous reste nos souvenirs, et pour moi et beaucoup d’autres, Wattstax est le point culminant de l’histoire de Stax.
Propos recueillis par Christophe Geudin

Disparition de Lamont Dozier (1941-2022)
Co-auteur de quelques-uns des plus grand hits de Tamla-Motown au sein du légendaire trio d’écriture Holland/Dozier/Holland, le chanteur, parolier et producteur Lamont Dozier vient de nous quitter à l’âge de 81 ans. En 2004, cette légende de la soul donnait une interview exclusive à Funk★U. Le récit d’une vie constellée de succès intemporels pour The Supremes, The Four Tops, Martha and the Vandellas, sans oublier le légendaire “Going Back To My Roots” écrit pour Odyssey. Vers les racines de Lamont Dozier.
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Funk U : “You Keep me Hanging On”, “Standing in the Shadows of Love”, “Nowhere to Run”, “This Old Heart of Mine”… La plupart de vos plus grands succès écrits pour Motown ont souvent pour point commun la tristesse et la solitude.
Lamont Dozier : C’est vrai. Toutes ces chansons traitent de l’amour à sens unique, mais avec une différence : je me place souvent du point de vue des femmes. Quand j’étais enfant, ma grand-mère tenait un salon de beauté dans le Michigan. Je me faisais de l’argent de poche en faisant le ménage dans le salon après les cours, et j’ai entendu un nombre incroyable d’histoires terribles racontées par des femmes abandonnées, humiliées, trahies et parfois battues. Quand le moment fut venu d’écrire, je me suis servi de tout ce matériel.
Étiez-vous conscient du décalage entre ces textes et les arrangements uptempo des tubes Motown ?
La vitesse de ces morceaux les rendaient optimistes, pleines d’espoir. On pouvait danser dessus. Les mélodies étaient tristes, mais le beat faisait le reste.
À quoi ressemblait une journée-type dans les studios de la Motown ?
On commençait la journée en pointant… Ils essayaient de réguler la créativité avec cette foutue pointeuse ! « Il est 9 heures, c’est l’heure de créer ! » (rires). Ca ne marche pas comme ça. C’était complètement absurde. Avec Eddie et Brian Holland, nous partagions un bureau ridiculement étroit, avec un piano demi-queue dans un coin sur lequel était posé un magnétophone Ampex. On fonctionnait comme une chaîne de montage automobile. J’étais chargé de composer une mélodie et des textes, que je transmettais ensuite à Brian qui mettait les choses en forme. Au final, Eddie était chargé d’apprendre les chansons aux artistes. Trois cerveaux qui n’en faisaient qu’un. Entre 1962 et 1968, on a vendu 150 millions de singles. Nous étions le team le plus populaire de la Motown, ce qui a parfois engendré quelques jalousies…
En 165, le studio de la Motown est passé d’un enregistreur 3-pistes à une console 8-pistes. Comment avez-vous accueilli cette révolution ?
Michael McLane construisait les consoles pour la Motown. Un jour, il a débarqué avec un 8-pistes à Hitsville. Les pièces venaient d’Allemagne, comme les Neumann que nous utilisions. Ca avait bien pris six mois pour récupérer tous les éléments de la console. huit pistes, c’était phénoménal, même si cela fait figure de dinosaure aujourd’hui ! Ensuite, on est passé à 16-pistes. On était dans l’espace, prêts à atterrir sur Mars !
Comment ont réagi les Funk Brothers, le groupe-maison de la Motown, devant ces avancées techniques ?
James Jamerson a abandonné sa contrebasse pour une basse Fender Jazzman. Je lui ai dit que je ne voulais pas de cette merde dans mon studio, mais j’ai changé d’avis dès que je l’ai entendu en jouer ! Les choses étaient aussi plus pratiques pendant l’enregistrement. On perdait souvent des éléments avec la contrebasse. James se branchait directement sur la console avec sa Fender, on distinguait enfin tout : le mid-range, le bottom, les aigus. Souvent, je lui dictais les lignes de basse au piano, mais il les rejouait en ajoutant des accents, des ghost notes. A la batterie, Benny Benjamin ajoutait des kicks rapides qu’il glissait dans les espaces laissés par James. On n’enregistrait jamais si Jamerson, Benny Benjamin, Robert White, Joe Messina, Eddie Willis Earl Van Dyke ou Joe Hunter n’étaient pas réunis. Ils constituaient le noyau dur des enregistrements de Holland/Dozier/Holland. Les Funk Brothers n’étaient pas seulement un groupe phénoménal, ils étaient aussi un groupe de studio phénoménal. Les nouvelles générations de musiciens ont l’air d’ignorer qu’être bon sur scène ne veut pas dire que tu es forcément aussi bon en studio. Chaque mouvement, chaque inflexion, chaque nuance doit être réfléchie et travaillée en amont.
Pourquoi avez-vous décidé de quitter Brian et Eddie Holland à la fin des années 1960 ?
Notre collaboration s’est achevée en 1968. J’ai décidé de voler de mes propres ailes en fondant le label Invictus (Parliament, Chairmen of the Board, Freda Payne, ndr…). J’ai sorti plusieurs albums solo, et j’ai enregistré “Going Back to my Roots” en 1977, qui a été un tube disco avec la version d’Odyssey dans le monde entier, surtout en Afrique du Sud ou elle est devenue une sorte d’hymne. (Il chante) « Zipping up my boots/Goin’ back to my roots… ». Joe Sample joue sur la version originale, qui dure 11 minutes. Une session extraordinaire, historique. Ce morceau est à l’origine de la house-music en Europe. Le gimmick de piano a été copié puis accéléré par des DJs.
Pensez-vous qu’une nouvelle Motown pourrait exister ?
Cette ère est révolue. Les jeunes musiciens ne font plus de recherche sur l’histoire de la musique, et ils ne réfléchissent pas non plus à la manière dont elle affecte le public. Quand on écrivait des chansons, nous cherchions à provoquer des sentiments chez l’auditeur. Nous voulions les stimuler avec des rythmes contagieux et des textes dans lesquels ils pouvaient s’identifier. Notre travail était psychologique avant tout.
Propos recueillis par Christophe Geudin

The Revolution : “Rien n’était trop grand pour Prince“
À l’occasion de la réédition de Prince and The Revolution:Live, Wendy Melvoin, Lisa Coleman, Bobby Z. et le bassiste Brownmark nous plongent dans les coulisses du Purple Rain Tour en exclusivité pour Funk★U. Shall we begin ?
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Funk★U : À quel moment avez-vous réalisé que la tournée Purple Rain serait différente des précédentes ?
Wendy Melvoin : Les mois qui ont précédé la tournée ont été frénétiques. On venait d’enregistrer et de répéter pendant pratiquement une année non-stop, n’est-ce pas, Lisa ?
Lisa Coleman : Oui, nous avions passé énormément de temps à travailler sur les titres et les chorégraphies de la tournée et ces répétitions étaient très intenses, comme toujours avec Prince.
Bobby Z. : Nous avions beaucoup plus répété que d’habitude pour les concerts de Purple Rain. Nous avions déjà beaucoup répété lors du tournage du film, mais l’intensité est encore montée d’un cran lors des répétitions de la tournée. Je me souviens aussi que la scène était beaucoup plus grande que d’habitude et, bien entendu, le succès du film rendait l’enjeu très excitant. Cette fois, contrairement aux tournées précédentes, comme celle de 1999 par exemple, la dynamique était totalement nouvelle car Purple Rain était devenu un véritable phénomène. Du jour au lendemain, nous étions devenus les Beatles.
Brownmark : Pour 1999, tout s’était passé comme d’habitude : nous avions répété, puis nous étions partis sur la route. De mon côté, j’ai senti que cette tournée allait être différente dès l’avant-première de Purple Rain, au Palace Theater de Los Angeles. Le tout Hollywood s’était déplacé et je n’en revenais pas. Tout d’un coup, ça devenait énorme. Je n’avais jamais vu ni vécu une chose pareille…
Aviez-vous pour intention de reproduire sur scène les séquences phares du film lors de la tournée Purple Rain ?
Lisa Coleman : La plus grande partie du concert consistait à adapter le film en situation live, en effet, car pour les spectateurs, voir ces séquences prendre vie sur scène était presque irréel. Nous voulions créer l’impact le plus fort possible.
Bobby Z. : Il fallait reproduire certaines scène du film, mais pas seulement : dans la setlist, on trouvait quelques hits comme « 1999 » ou « Do Me Baby » et d’autres titres que nous jouions depuis des années auxquels venaient s’ajouter ceux de Purple Rain, qui constituait l’essentiel du répertoire. Roy Bennett, le responsable des éclairages qui avait également travaillé sur le film, était aussi chargé d’éclairer les titres de Purple Rain de la même manière qu’à l’écran. Par exemple, tous les spots devenaient rouges pendant « Darling Nikki ».
Brownmark : Bien sûr, il était important de reproduire certaines scènes du film, mais pour moi, cette tournée était simplement la continuation de ce que nous faisions déjà sur scène depuis plusieurs années. Purple Rain montre le groupe au travail d’une manière très fidèle à la réalité. Notre énergie avait nourri le film, puis le film avait nourri la tournée en retour.
Ces concerts sont aussi très chorégraphiés, bien plus que les tournées précédentes.
Bobby Z. : Ces chorégraphies étaient très importantes, et ces concerts avaient parfois un côté théâtral car nous devions, en quelque sorte, reproduire certaines idées de mises en scènes du film. Néanmoins, ces pas de danse alliés à l’énergie live du groupe nous permettaient d’atteindre un niveau supérieur. Brownmark avait organisé les chorégraphies avec Prince pendant le tournage et lors des répétitions de la tournée. Pendant les répétitions, Prince avait l’habitude de blaguer en nous disant : « allez les petits blancs, à votre tour de vous secouer ! » (rires). Si vous regardez attentivement la vidéo de Syracuse, vous pouvez constater que les membres du groupe qui se trouvent sur le devant de la scène ne font pas les mêmes pas que ceux qui sont à l’arrière.
Brownmark : Bobby, Matt (Dr. Fink, ndr) et Lisa bougeaient en même temps en rythme et c’était fascinant à observer, car en général, le chanteur est toujours le seul à bouger sur scène au milieu de son groupe.
La tournée Purple Rain a démarré à la Joe Louis Arena de Detroit le 4 novembre 1984. Quel souvenir gardez-vous de cette première date ?
Lisa Coleman : Physiquement, nous étions déjà prêts depuis plus plusieurs mois, mais d’un point de vue mental, on ne savait pas du tout à quoi s’attendre, et ce n’est que le premier soir de la tournée, à Detroit, que nous avons compris ce qui se passait. Heureusement, nos corps étaient prêts, contrairement à nos esprits (rires).
Wendy Melvoin : Ce premier concert était comme un rêve devenu réalité. J’étais encore une gamine et j’étais fan absolue de la musique de Prince. Avant Detroit, je n’avais joué que dans des clubs avec lui, et tout d’un coup, je me retrouvais dans une arène de 20 000 personnes. Je ne pouvais pas rêver mieux.
Bobby Z. : Ce premier concert était complètement dingue. Avec Prince, les répétitions étaient toujours un moment très privé, mais lorsque le rideau s’est levé à Detroit, nous avons eu droit à une ovation assourdissante, inouïe. Les cris du public étaient tellement forts que nous ne pouvions pas nous entendre jouer « Let’s Go Crazy ». Nous avions pourtant l’habitude de jouer très fort, mais cette fois, le public nous dépassait et c’était un vrai choc.
Brownmark : Au bout de quelques dates, nous avons été obligés de porter des bouchons de protection, mais chaque soir, en entrant sur scène, la salle réagissait tellement fort que je pouvais quand même l’entendre à travers la mousse. C’était comme une tornade en approche, un tremblement sourd qui parvenait à vos oreilles et qui finissait par envahir votre corps tout entier. Chaque fois que je retirais les bouchons, j’étais obligé de les remettre aussitôt car je me sentais agressé par la puissance des décibels.
Bobby Z. : Prince n’aimait pas les moniteurs de retour placées au centre de la scène. Il avait donc installé deux moniteurs de chaque côté de la scène et leur volume était incroyablement élevé. Toute la scène était suramplifiée, mais il parvenait quand même à saisir chaque détail, chaque note jouée. Je ne comprend toujours pas comment il pouvait arriver à nous entendre au milieu de ce vacarme infernal.
Aviez-vous noté un changement dans le public lors de cette tournée ?
Brownmark : Oui, totalement. Lorsque je suis arrivé dans le groupe, Prince venait de terminer la tournée Dirty Mind et il allait démarrer celle de Controversy. À l’époque, son public était essentiellement noir, mais après 1999, j’ai pu constater un changement avec l’arrivée d’un public plus homogène, puis tout s’est transformé lors de la tournée Purple Rain, comme si un tout nouvel auditoire venait de découvrir Prince. Noirs, blancs, portoricains… Toutes les cultures étaient représentées, et c’était quelque chose de très important pour lui.
Bobby Z. : Le succès du film a certainement beaucoup joué dans ce changement. Notre public avait commencé à changer à partir du succès de « Little Red Corvette », qui passait beaucoup sur MTV. C’était un public majoritairement blanc qui venait du rock, le même qui était venu voir les Rolling Stones lors de notre première partie désastreuse en 1981. Ce qu’a l’habitude de dire Lisa est très vrai : Prince a réussi à séduire le public qui l’avait hué ce jour-là, il était parvenu à réaliser le crossover parfait.
Quels sont vos moments préférés du concert ?
Bobby Z. : J’aime particulièrement ses moments calmes. Vers la moitié du show, il y avait un segment au piano qui pouvait s’étirer pendant de longues minutes. C’était presque hypnotique. Depuis mon kit de batterie, je pouvais regarder les autres membres du groupe jouer. Prince était seul au piano, et c’était toujours un spectacle formidable de l’observer. Lors de ces moments, je me rappelais de nos débuts très humbles, et je réalisais tout le chemin qu’il avait parcouru depuis…
Brownmark : Il y en a tellement… Dès que nous entrions sur scène, je ressentais une énergie euphorique qui me catapultait dans la stratosphère. C’est la chose la plus incroyable qui puisse vous arriver dans une vie… Bien plus qu’un extrait du concert, je retiens les réactions de la foule qui étaient phénoménales chaque soir. Je n’oublierai jamais mon premier concert avec Prince lors de la tournée Controversy, à Pittsburgh. Ce soir-là, une fille s’était évanouie et avait dû quitter la salle sur une civière. Le concert n’était même pas commencé ! Je n’en revenais pas, et j’ai compris à cet instant que j’embarquais dans quelque chose d’unique. Arrivé à la tournée Purple Rain, je me suis retrouvé sur le toit du monde.
Lisa Coleman : La toute première partie du concert était un moment particulièrement intense. Je me souviens des fumigènes, des cris du public…
Wendy Melvoin : (hurle) « Let’s go crazy ! ».
Lisa Coleman : C’était comme le décollage d’une fusée, avec le compte à rebours avant de s’envoler.
Wendy Melvoin : Je n’ai pas de moment préféré, car j’envisage les concerts de cette tournée comme un tout, ou plutôt comme une sorte de livre : chaque chanson était comme un chapitre, et ces chapitres racontaient une histoire avec un début, un milieu et une fin… Et vous, quel est votre moment préféré du concert ?
Probablement la version longue de « Baby I’m a Star », avec ses longs jams funky et les invités sur scène.
Lisa Coleman : J’ai revu cette séquence il n’y a pas longtemps, et elle est très fun, c’est vrai. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de monde autour de nous, c’était un moment très festif.
Wendy Melvoin : Bruce Springsteen nous avait rejoint sur ce titre à Los Angeles, il me semble. Chaque fois qu’un invité venait jouer avec nous, Prince prenait un malin plaisir à nous faire jouer des breaks compliqués que nous avions appris lors des répétitions, et ces pauvres gars avaient l’air perdus (rires) ! Il a fait ça à Sting aussi…
Vous souvenez-vous d’incidents amusants survenus lors de cette tournée ?
Wendy Melvoin : Vous voulez dire des incidents à la Spinal Tap (rires) ?
Bobby Z. : Lors de l’avant-première de Purple Rain, je devais monter sur scène pour rejoindre le groupe, mais je me suis trompé de porte et je me suis retrouvé tout seul dans une cuisine vide. Il faisait très sombre dans cette pièce, et tout d’un coup, une ombre est sortie de la pénombre : Prince m’a attrapé par le col, comme dans un sketch de Laurel & Hardy, avant de m’entraîner dans la bonne direction.
Lisa Coleman : Oui, on s’est beaucoup perdus dans des cuisines en essayant de chercher la scène pendant cette tournée !
Wendy Melvoin : On criait « Hello Cleveland ! », comme dans Spinal Tap, mais ça ne faisait pas rire Prince. En fait, il détestait ce film, probablement parce qu’il avait dû vivre des choses similaires au début de sa carrière. Ca devait lui rappeler de mauvais souvenirs (rires).
Brownmark : Prince avait l’habitude de se chauffer les cordes vocales avant chaque concert. Il pouvait faire ça n’importe où, dans une loge, dans les toilettes ou dans un couloir. Il poussait des cris aigus surpuissants, à vous arracher les tympans. Un jour, sans le prévenir, j’ai décidé de faire la même chose quelques minutes avant de monter sur scène. Prince est aussitôt entré dans la pièce et m’a demandé ce que j’étais en train de faire. Il avait l’air étonné, puis il s’est mis à rire et m’a dit : « fais-le si ça t’amuse, mais tu n’es pas moi » (rires).
Lors de cette tournée, beaucoup de nouveaux titres ont été crées lors des soundchecks. Quelle était l’importance de ces balances pour Prince ?
Lisa Coleman : Le but de ces soundchecks n’était pas de vérifier les micros, mais de jammer et de nous faire travailler sur de nouvelles idées d’arrangements ou de chansons.
Bobby Z. : Dans l’histoire de la musique, personne ne faisait de soundchecks comme Prince ! Avec lui, les soundchecks n’étaient pas seulement des balances, mais plutôt des répétitions et même parfois des séances d’enregistrement. Il pouvait nous faire rejouer « Let’s Go Crazy » pendant les cinq dernière minutes, mais ce n’était pas le plus important. Très souvent, il nous montrait de nouvelles chansons, avant de les enregistrer grâce au studio mobile installé dans un camion garé à côté de la salle.
Brownmark : On arrivait en ville vers sept ou huit heures du matin. J’étais le seul membre du groupe qui dormait la nuit, et je passais la journée avec Chick, notre garde du corps, à faire un peu de sport, puis vers trois ou quatre heures de l’après-midi, nous avions rendez-vous à la salle, et la musique ne s’arrêtait pas jusqu’à sept heures.
Lisa Coleman : On jouait pendant des heures jusqu’à ce qu’on nous éjecte de la salle car c’était l’heure du concert.
Bobby Z. : Prince ne voulait pas passer deux heures à l’hôtel à attendre l’heure du concert, et dès que la scène était installée dans l’après-midi, il était prêt. On jouait littéralement jusqu’à la dernière seconde et dès que nous étions partis, la salle ouvrait ses portes au public. Et cette habitude a duré pendant toute la tournée jusqu’à la dernière date, à Miami.
Le concert de Syracuse a été diffusé en direct par satellite sur plusieurs chaînes autour du monde. Cela a-t-il ajouté une pression supplémentaire ?
Brownmark : Prince était le perfectionniste ultime. Il contrôlait chaque détail et avait calculé tout ce qui allait se passer à chaque instant du concert en tenant compte des caméras. Il nous avait préparé à cette éventualité et nous avait appris comment « jouer » avec elles.
Wendy Melvoin : Il y avait quand même de la pression car il ne fallait pas faire d’erreurs sur scène. L’équipe technique aussi devait être parfaitement au point, mais toutes ces heures de répétitions ont fini par payer, car ces concerts étaient devenus comme une seconde peau pour nous après six mois de tournée. Nous nous sentions également plus libres sur certains titres, beaucoup plus que lors des premiers concerts.
Lisa Coleman : Parfois, nous faisions des erreurs, mais Prince en faisait aussi. Par exemple, il pouvait démarrer un refrain trop tôt, ou se tromper dans les paroles. Il lui arrivait aussi de courir vers le micro, donner un coup de pied dedans, le rattraper et chanter quelques paroles d’une autre chanson sans prévenir. Si nous n’étions pas synchrones, tout risquait de s’écrouler. Dans ces moments-là, il ne fallait surtout pas le perdre de vue et être encore plus vigilants que d’habitude pour pouvoir le rattraper, car même quand il avait tort, il avait raison (rires) !
Bobby Z. : Syracuse était un des derniers concerts de la tournée, et l’ambiance était proche de celle de la fin de l’année scolaire. Nous étions parfaitement au point car nous étions sur la route depuis plus de six mois. Syracuse était donc simplement une date de la tournée Purple Rain que nous devions assurer comme toutes les autres, avec une nuance : nos concerts étaient souvent filmés pour les écrans de la salle, mais le fait de savoir que celui-ci était retransmis par satellite ajoutait une pression supplémentaire sur nos épaules. En 1985, c’était quelque chose d’assez nouveau et nous dépendions entièrement cette nouvelle technologie. Prince aussi devait ressentir une certaine pression, car c’était un moment historique pour lui. Il faut se rappeler aussi que ce show avait été était retransmis dans le monde entier car nous n’allions pas effectuer de tournée mondiale avec Purple Rain.
Comment avez-vous réagi à cette annonce ?
Bobby Z. : J’ai été très déçu en l’apprenant. J’imaginais que nous allions faire une pause avant de reprendre la tournée, car l’intérêt pour Purple Rain était encore très élevé — et il l’est encore aujourd’hui. J’ai été également déçu pour les fans, mais j’étais aussi fatigué après avoir traversé un cycle de trois ans incluant l’enregistrement de l’album, le tournage du film puis la tournée. Prince n’avait jamais passé autant de temps sur un projet. Nous étions tous exténués, mais nous aurions pu continuer et les concerts européens et japonais auraient été extraordinaires, j’en suis persuadé.
Brownmark : Nous avions travaillé depuis fin 1982 pour atteindre ce but. Nous étions proches du burn-out pendant cette tournée, mais nous aurions dû la poursuivre à travers le monde car la récompense aurait été phénoménale au vu de ce que nous avions réalisé rien qu’aux États-Unis.
Wendy Melvoin : Nous étions forcément déçus, mais nous savions pourquoi il avait pris cette décision et nous l’avons soutenu. Nous savions aussi que ce n’était qu’une question de temps et que nous allions voyager dans le reste du monde avec Parade, et que ces concerts allaient être encore meilleurs. La tournée Purple Rain était fantastique, c’était du grand spectacle, mais l’expression musicale de la tournée Parade était plus riche et satisfaisante à mes yeux.
Bobby Z. : Lorsque nous sommes venus en Europe l’année suivante pour la tournée Parade, nous avons pu entrevoir un aperçu de ce que la tournée mondiale Purple Rain aurait pu donner. La réaction du public aurait sans doute été encore plus forte qu’aux États-Unis, car les fans européens de Prince sont encore plus enthousiastes que les fans américains.
Selon vous, pourquoi Prince a-t-il décidé de ne pas poursuivre la tournée Purple Rain en Europe et dans le reste du monde ?
Bobby Z. : Il avait déjà la tête ailleurs. Around the World in a Day était quasiment terminé, mixé et masterisé avant la première date de la tournée à Detroit.
Brownmark : Quand il nous a annoncé qu’il n’y aurait pas de tournée mondiale, je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit précisément : « Je m’ennuie » (« I’m bored »).
Wendy Melvoin : Le mot est un peu fort, mais il y avait de ça.
Lisa Coleman : Je dirais plutôt « impatient » (« restless »).
Bobby Z. : En tournée, Prince s’ennuyait souvent au bout de quelques dates, et quand il s’ennuyait, il voulait passer à autre chose le plus vite possible.
D’après plusieurs témoignages, la tournée Purple Rain est aussi le moment où Prince a commencé à s’éloigner des membres de The Revolution.
Wendy Melvoin : Non. Ça, c’est arrivé plus tard… Nous étions vraiment soudés pendant la création de Purple Rain, Around the World in a Day, Parade et d’une grande partie de Sign’O’The Times. Nous formions alors une véritable unité créative avant qu’il ne décide de passer à autre chose.
Rétrospectivement, pensez-vous que le phénomène Purple Rain était devenu trop grand, trop difficile à supporter pour Prince ?
Bobby Z. : Rien n’était trop grand pour Prince ! Il voulait devenir une superstar et il avait atteint son objectif. Je crois aussi qu’il pensait pouvoir supporter toute cette pression grâce à la perspective d’Around the World in a Day et du projet Parade qui commençait à germer. Le phénomène Purple Rain était gigantesque, mais Prince avait du mal à apprécier ce moment car il vivait toujours dans le futur. « Nous allons faire ci, puis nous allons faire ça… » Et il pensait déjà à ce qu’il allait faire après Purple Rain pendant qu’il enregistrait l’album !
Prince and The Revolution:Live est réédité à partir de nouvelles sources audio-vidéos retrouvées dans le Vault. Si vous deviez exhumer une performance live filmée de The Revolution, laquelle choisiriez-vous ?
Wendy Melvoin : Sans hésiter, le concert de l’anniversaire de Prince à Detroit pendant la tournée Parade.
Lisa Coleman : Moi aussi.
Brownmark : La version live d’« America » filmée à Nice, lors du tournage d’Under the Cherry Moon, car elle incarne parfaitement ce pourquoi nous avions travaillé pendant des années. Prince voulait nous voir monter sur scène pour exprimer nos propres personnalités, et c’est exactement ce qui se passe dans cette vidéo. Le groove de cette version est explosif, et la version longue que nous avions enregistrée en studio devait dépasser les trente minutes. Prince a dû l’éditer pour qu’elle rentre dans l’album, mais elle reste une chanson parfaite pour jammer pendant des heures.
Bobby Z. : Je me souviens très bien du tournage de cette vidéo live d’« America » filmée sous un chapiteau à Nice dans une chaleur infernale, un moment incroyable… Il y a sans doute plein d’autres vidéos intéressantes, mais cette vidéo capture Prince and the Revolution à leur sommet. Le fait qu’elle ait été tournée en France n’est pas anodin non plus : Prince s’était inspiré de Versailles pour construire Paisley Park, et chaque visite en France était un moyen pour lui de s’enrichir culturellement. La France a également joué un grand rôle dans l’histoire de The Revolution, et personnellement, je n’oublierai jamais le dernier concert que nous avons donné à Paris, il y a quelques années. Plus généralement, je garde un très bon souvenir du tournage de la vidéo de « Raspberry Beret », et j’aime beaucoup nos représentions animées dans la version finale du clip. La chorégraphie de Brownmark à la fin du clip de « When Doves Cry » est très réussie aussi.
The Revolution s’est reformé en 2016, l’année de la disparition de Prince, et vous êtes venus jouer en Europe en 2019. Avez-vous l’intention de prolonger cette tournée ?
Bobby Z. : Nous étions censés revenir en Europe, mais le covid en a décidé autrement…
Lisa Coleman : Nous aimerions beaucoup revenir jouer à Paris avec The Revolution, mais si nous devons rejouer ensemble, il faudrait imaginer quelque chose d’entièrement nouveau, car pour nous, ces concerts sont encore une épreuve très douloureuse émotionnellement parlant. Prince n’est plus là, et nous ne voulons pas non plus engager un imitateur à sa place. Peut-être que les fans seront chargés de chanter ces titres à sa place, car ses chansons appartiennent à tout le monde désormais.
Propos recueillis par Christophe Geudin. Photos : Nancy Bundt (©PRN MusicCorp). Remerciements à Yazid Manou.
Prince and The Revolution:Live (Legacy Recordings). Disponible le 3 juin en coffrets triple-vinyle et 2CD/Blu-ray.

Melvin Van Peebles : “Sweet Sweetback’s Badasssss Song est un film révolutionnaire”
Melvin Van Peebles, réalisateur de Sweet Sweetback’s Badasssss Song nous a quitté le 21 septembre à l’âge de 89 ans. En 2003, Funk★U rencontrait le cinéaste pionnier de la blaxploitation (bien qu’il s’en défende !). Archive.
★★★★★★★
Funk★U : Sweet Sweetback’s Badasssss Song est un film pionnier du cinéma noir militant, et aussi un film révolutionnaire dans son rapport entre l’image et le son. Comment avez-vous procédé ?
Melvin Van Peebles : C’est la première fois qu’on me pose cette question depuis toutes ces années. Pour moi, le son est une chose immense, primordiale, et à l’époque, le cinéma s’en servait très mal. C’est pour cette raison que le film s’appelle Sweet Sweetback’s Baadasssss Song. J’ai utilisé la musique et les paroles comme si je filmais un opéra. C’est même écrit sur la pochette de la BO : Sweetback : an opera.
Earth Wind & Fire a enregistré la BO de Sweetback. Comment les avez-vous déniché ?
Ma secrétaire couchait avec Maurice White, le leader d’Earth Wind & Fire. Ils n’avaient encore rien enregistré à l’époque. J’ai écrit toute la musique du film, puis je suis allé voir Maurice. Je lui ai donné des instructions, je lui ai donné les tempos, je lui ai montré quelques roughs et je l’ai laissé improviser sur les images. Si je suis moi-même musicien ? Les mauvaises langues disent que non, mais moi je dis oui (rires) !
Combien de temps de tournage et de montage avez-vous passé sur Sweetback ?
Le tournage a duré 19 jours, le montage sept mois. J’ai monté Sweetback sur une Moviola. Je trouvais ça très con qu’un type prenne une pellicule et la retravaille sans arrêt. J’ai donc décidé d’utiliser un nouveau procédé. J’ai relié trois Moviolas que je pouvais visionner simultanément. Ca m’a beaucoup aidé pour les surimpressions.
Le DVD de Sweetback bénéficie d’un mixage 5.1. Avez-vous participé à ce remix ?
Bien sur ! Les effets sonores sont très importants dans Sweetback. Par exemple, lors de la scène ou un personnage est rendu sourd par un coup de feu. Maintenant c’est comme l’original. Au moment du tournage de Watermelon Man (comédie musicale réalisée par Van Peebles en 1970, ndr.), Columbia a construit une nouvelle salle de projection avec un écran gigantesque. Mais ils n’ont même pas touché aux enceintes ! Le mépris du son était choquant à cette époque.
La BO de Sweetback est sortie plusieurs semaines avant le film. Pourquoi ?
A Hollywood, quand on produisait une comédie musicale à gros budget, la BO sortait deux mois plus tard. J’ai eu l’idée de sortir la BO avant le film. Les journaux tenus par les blancs n’ont pas voulu en parler, mais, les DJs noirs en ont fait un tube sur les radios. Quelques mois plus tard, la MGM est allée voir Stax, qui avait sorti la BO de Sweetback, pour enregistrer la bande-son de leur prochain film, Shaft. Isaac Hayes avait déjà un nom, mais il est devenu une vraie star avec la BO.
Quel regard portez-vous sur la blaxploitation ?
Les gens font la confusion en affirmant que Sweetback est un film de blaxploitation. Ce n’en est pas un du tout. Mais tous ceux qui ont suivi sont mes enfants illégitimes. Si on analyse son message politique, Sweetback est un film révolutionnaire. Les autres sont contre-révolutionaires. Au départ, Shaft était un détective blanc. Après le succès de Sweetback, il est devenu noir. Et si tu regardes bien, tous les héros des films comme Shaft ont un patron blanc. « Ils peuvent faire les marioles avec leurs chapeaux et leurs fringues à la mode, mais le pouvoir reste entre nos mains ». Ils ont retiré le côté politique de ces films pour y mettre du style vestimentaire à la place.
Une dernière question…
La fille d’hier soir ? Je ne savais pas qu’elle avait 16 ans (rires) !
Est-ce un vrai lézard que vous mangez dans une des dernières scènes de Sweetback ?
Je ne parlerai pas de certaines choses. Je ne répondrai pas à cette question, et je ne donnerai pas non plus le nom de l’actrice qui m’a refilé la vérole sur le tournage.
Propos recueillis par Christophe Geudin

Morris Hayes : « Welcome 2 America est un disque important »
Enregistré en 2010, puis remisé dans le Vault, l’album inédit de Prince Welcome 2 America paraît 11 ans après. Co-producteur de l’album et clavier historique du New Power Generation, Morris Hayes dévoile son contenu et ses coulisses pour Funk★U.
★★★★★★★
Funk★U : Welcome 2 America est resté inédit pendant plus d’une décennie. Qui a eu l’idée de sa parution en 2021 ?
Morris Hayes : La décision vient du Prince Estate, qui avait retrouvé cet album dans le Vault parmi tout le matériel inédit stocké pendant des années. Ce disque a été enregistré il y a plus de dix ans, mais je suis très heureux qu’il sorte aujourd’hui, et aussi un peu fier qu’il succède aux rééditions de Purple Rain, 1999 et Sign Of the Times.
Cet album est une surprise pour les fans, mais vous avez dû également être surpris quand Prince vous avait demandé de le co-produire.
Oui, bien sûr ! Un soir de printemps, en 2010, j’étais tranquillement en train de me reposer à la maison quand Prince m’a appelé en me demandant : « Morris, tu es libre ? Viens à Paisley Park, j’aimerais te faire écouter quelque chose. » J’habite tout près, et je suis monté dans ma voiture. En me garant sur le parking de Paisley Park, j’aperçois Prince dans sa voiture, une Cadillac. Il me fait signe de monter, puis glisse un CD dans l’autoradio en m’expliquant qu’il vient d’enregistrer des titres avec la bassiste Tal Wilkenfeld, qu’il trouve fantastique, et le batteur Chris Coleman, que Tal lui avait suggéré. Il me décrit ensuite chaque chanson et les thèmes qu’elles abordent, puis me demande de le co-produire en ajoutant ou en retirant les éléments que je juge utiles ou dispensables. J’étais sous le choc.
C’était une première, car Prince n’avait pas l’habitude de déléguer la production de ses albums.
Je crois que Kirk Johnson avait fait quelques productions additionnelles sur certains titres, et Josh Welton a contribué plus tard à Hitnrun Phase 1, mais sur le moment, je n’ai pas raisonné en ces termes. Depuis mon arrivée dans le NPG en 1992, j’avais travaillé sur énormément de titres avec Prince et le groupe, mais il n’avait jamais encore dit à quelqu’un : « Prends ce CD et travaille dessus de ton côté. » Jusqu’ici, il avait l’habitude de se tenir derrière votre épaule en vous donnant des indications, et surtout en vous demandant d’aller le plus vite possible (rires) ! Je venais d’installer un studio à domicile et je pouvais travailler tranquillement sur un titre par jour, sans que Prince ne vienne m’influencer. Chaque fois que je terminais un titre, je lui soumettais, et s’il était content, je passais au suivant. Je croisais les doigts tous les jours, mais au bout du compte, tout s’est bien passé. L’échange était très facile.
Selon vous, pourquoi Prince vous a-t-il donné une telle opportunité ?
Je crois qu’il me faisait confiance en tant que musicien, mais je crois aussi que c’était un test. De toute manière, quand quelque chose ne lui plaisait pas, votre travail était enterré à jamais. Il m’a donné ma chance, et j’aimais beaucoup ces titres qui étaient très bruts et organiques. L’instrumentation était live, constituée de batterie et de basse non-traitées, de guitares et des chœurs absolument superbes de la part des filles (Shelby J, Elisa Fiorillo et Liv Warfield, ndr.). Ces titres étaient presque finalisés, mais ils étaient très rough et j’ai souhaité qu’ils le restent car Prince évoquait des sujets importants. Il n’était pas perçu comme un artiste politique, mais sa conscience sociale s’exprime vraiment dans les textes de cet album. Dès lors, mon travail de co-producteur a consisté à transmettre son message de la manière la plus claire possible.
Welcome 2 America, le titre qui ouvre l’album, annonce la couleur musicale de l’ensemble.
J’ai simplement ajouté des programmations de batterie et des parties de claviers un peu bizarroïdes car tout le reste était déjà là. C’est un titre très minimaliste, dans le lignée de quelques-uns de ses plus grands succès, dont « Kiss » et « Sign of The Times » et son texte, qui évoque les réseaux sociaux, est très juste. Prince décrit le pouvoir grandissant des plateformes digitales, des iPhones et des iPads sur notre quotidien et son analyse est visionnaire, car leur pouvoir est encore plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était il y a dix ans.
« (Running Game) Son of a Slave Master », la chanson suivante, est presque un titre de Prince featuring Prince, car elle est principalement interprétée par Shelby J.
À cette époque, Prince impliquait énormément Shelby et les choristes du NPG sur scène et en studio. Il leur donnait beaucoup d’espace et leur laissait chanter des titres en lead, ce qui n’était pas arrivé depuis que Rosie Gaines était dans le groupe. Il leur faisait confiance, et il s’inspirait sans doute aussi de Sly and the Family Stone pour la répartition des voix. Dans « (Running Game) Son of a Slave Master », Prince a donc laissé Shelby en chanteuse principale et s’est contenté de chanter quelques harmonies, mais c’est de cette manière qu’il avait envisagé cette chanson.
L’influence de Curtis Mayfield est très nette sur ce titre, sans doute encore plus que dans « Born 2 Die », le morceau suivant.
Oui, mais Prince a surtout évoqué Curtis Mayfield au sujet de « Born 2 Die ». Il passait vraiment beaucoup de temps sur Internet, et après avoir vu sur YouTube une émission dans laquelle le philosophe Cornel West avait déclaré : « nous adorons notre Frère Prince, mais il n’est pas Curtis Mayfield ». « Ah bon ? Je vais lui montrer… » (rires). Il a relevé le défi en écrivant une chanson sur l’injustice sociale. La première fois que j’ai entendu « Born 2 Die », j’ai tout de suite compris ce qu’il fallait faire. Je lui ai ensuite fait écouter ma version, et au cours de mes vingt années et plus de carrière aux côtés de Prince, je n’ai jamais reçu autant de compliments de sa part. Il était si content qu’il me remerciait en me prenant par les épaules et en me disant « Tu es Duke Ellington ! » (rires).
À la première écoute, « 1000 Light Years From Home » sonne de manière familière, car il s’agit de la coda de « Black Muse », parue en 2015 dans Hitnrun Phase 2.
« 1000 Light Years From Home » est effectivement la continuation de « Black Muse », qui avait été enregistrée à la même époque mais lors d’une autre séance avec John Blackwell à la batterie. L’idée de replacer un titre sur un album des années plus tard pourrait sembler incongrue, mais tout est cohérent chez Prince, qui était également très attaché à la notion d’album. Il avait entendu une interview de Beyoncé dans laquelle elle expliquait que les gens préféraient consommer des titres de nos jours, et il avait été très contrarié. Welcome 2 America est l’exemple type d’un album à part entière, avec des thèmes sociaux et politiques reliés par une véritable identité sonore.
« Stand Up and B Strong » est une reprise du groupe Soul Asylum. Une fois encore, il est dominé par les chœurs du trio. Ont-elles enregistré leurs parties live en compagnie du groupe ?
Je n’étais pas présent physiquement lors de ces séances, ni ajouté quoi que ce soit à ce titre, mais j’ai compris que Shelby, Elisa et Liv chantaient leurs prises en live dans le studio avec Prince, qui produisait la session, Tal et Chris. Il leur avait fait écouter les titres avant les prises, et elles avaient eu très peu de temps pour répéter leurs textes. Elles sont exceptionnelles, et le résultat est très fluide.
De quelle manière avez-vous participé à « Check the Record » ?
C’est un titre complètement fou, et sans doute une des chansons les plus difficiles à produire de cet album : Chris est à la batterie, mais elle n’était pas calée correctement dans le CD que m’avait confié Prince. Je n’ai pas eu accès aux pistes séparées de cet album, juste un CD rapidement mixé, ce qui a causé quelques problèmes techniques. Par exemple, j’ai dû insérer des percussions à un moment précis pour que la batterie rattrape le tempo. C’est si subtil que l’on s’en rend à peine compte, mais la différence est notable lorsqu’on la compare avec la version originale que l’Estate avait l’intention de placer dans la première configuration de l’album. J’ai aussi ajouté un son de clavier comparable à celui d’une enclume et j’aime beaucoup cet effet, qui a également beaucoup plu à Prince.
Avez-vous retravaillé certains titres en vue de la parution de Welcome 2 America ?
Oui. Quand le Prince Estate m’a fait écouter le tracklisting final de l’album, j’ai remarqué quelques éléments que Prince avait ajouté en post-production ainsi que quelques changements de textes, mais mes interventions avaient été quasiment inchangées.
Tout comme « Hot Summer », « Same Page, Different Book », sans doute le titre le plus funky de l’album, avait déjà été diffusé sur Internet avant d’apparaître sur Welcome 2 America.
Oh my God ! Prince a vraiment laissé Tal s’exprimer sur « Same Page, Different Book ». Il lui a dit : « fais ton truc avant chaque break. Just drop it in the hole ! » (rires). Elle tue vraiment sur ce morceau. Une fois encore, j’ai ajouté quelques parties de claviers, de percussions et quelques effets en m’efforçant de conserver la simplicité et le côté funky de l’ensemble.
Prince avait-il l’intention d’engager Tal Wilkenfeld et Chris Coleman en vue d’une tournée ?
J’y ai cru au début, car en règle générale, quand Prince enregistre un album avec un nouveau groupe, celui-ci devient la nouvelle formation du NPG. Ça ne s’est pas passé comme ça cette fois, sans doute parce que Tal était très demandée par d’autres artistes, notamment Jeff Beck, et c’était la même chose pour Chris, qui avait aussi un planning très serré. Et quand vous travailliez avec Prince, vous deviez être disponible à 100%, 24 heures sur 24.
« When She Comes », la seule ballade de l’album, apparaît dans une version différente et moins arrangée que celle parue dans Hitnrun Phase 2, en 2016.
Oh, Man… Cette version est bien meilleure. L’Estate avait proposé de réutiliser cette version, mais je leur ai expliqué que celle que j’avais était bien supérieure et ils ont fini par l’inclure dans cet album. Quand Prince me l’a faite écouter dans sa voiture, je lui ai dit : « Je ne toucherai pas à ce titre. C’est une de tes plus belles ballades depuis longtemps et elle aurait mérité d’être arrangée par Clare Fischer ». Il m’a répondu : « Oui, j’aurais dû l’envoyer à Clare », puis il l’a rangée dans le Vault.
« 1010 (Rin Tin Tin) » est un des sommets de l’album. Difficile également d’imaginer que Prince s’état inspiré du célèbre berger allemand de la série TV pour écrire une chanson !
(Rires). Ce titre, tout comme « 1000 Light Years From Home », « Yes » et « One Day We’ll All Be Free », provient de l’Estate et ne figurait pas dans le CD que m’avait confié Prince. Il me semble l’avoir entendue à l’époque, mais il n’est jamais sorti. C’est un simple aperçu de l’étendue du Vault.
Existe-t-il d’autres albums du même genre, c’est-à-dire entièrement finalisés et prêts à sortir, dans le Vault ?
Oui, vous n’avez pas idée ! Je pense notamment à un album entier avec Maceo Parker, parmi d’autres…
Quelques semaines avant Welcome 2 America, Prince a enregistré l’album 20Ten, paru en juillet 2010 en exclusivité dans Le Courrier international. Comment compareriez-vous ces deux albums ?
Welcome 2 America est largement supérieur. Je ne suis pas tellement fan du son global de 20Ten, qui contient quand même quelques bonnes chansons. Welcome 2 America est plus ambitieux : ses textes engagés, ses sonorités organiques et l’implication de Tal et Chris avaient apporté quelque chose de nouveau à sa production de l’époque. Welcome 2 America est un disque important.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Prince Welcome 2 America (NPG Records/Legacy Recordings) ***. Disponible le 30 juillet en CD, double-vinyle, versions digitales et coffret Deluxe CD/LP/Blu-Ray.

Dans les coulisses de “The Jacksons Live!” avec l’ingénieur du son Bill Schnee
De Miles Davis Steely Dan, Bill Schnee a mixé pour les plus grands. En 1981, il s’associe aux Jacksons pour immortaliser leur triomphale tournée américaine. En résulte un double-album aux allures de testament scénique précoce (et le seul album live validé par Michael Jackson de son vivant), paru un an avant la sortie de Thriller. Pour ses 40 ans, The Jacksons Live! ressort en double vinyle, au moment où Bill Schnee publie ses mémoires.
★★★★★★★★
Funk★U : Vous publiez ces jours-ci votre livre Chairman at the Board. Pourriez-vous nous en présenter le concept ?
Bill Schnee : J’ai toujours aimé raconter des histoires et j’ai la chance d’avoir eu une longue carrière qui s’étale sur plus de 50 ans, avec des moments formidables. Pas mal de gens me demandaient régulièrement d’écrire un livre, mais cela ne m’intéressait pas car je trouvais que la démarche pouvait paraître trop intéressée. Puis, il y a quelques années, trois personnes différentes, sur une période de quatre semaines, m’ont suggéré à nouveau cette idée, et la troisième a ajouté quelque chose qui a résonné en moi. Elle m’a dit la chose suivante : “l’industrie du disque telle que nous la connaissons est née dans les années 1950, a grandi dans les années 1960 et a atteint son zénith dans les années 1970 et au début des années 1980. Ce fut une courte période, une période très emblématique, que nous ne revivrons jamais… et vous y étiez”. Le “vous y étiez” m’a frappé, et j’ai alors réalisé que je pouvais raconter des histoires qui n’avaient rien à voir avec moi directement, et dont j’avais entendu parler.
À quel moment vous êtes-vous impliqué dans le projet The Jacksons Live! ? Était-ce une demande du groupe, ou avez-vous été recommandé par le label ?
Freddy DeMann, le manager du groupe, m’a appelé et m’a demandé si cela m’intéresserait de réaliser ce projet. Je lui ai immédiatement dit oui et nous nous sommes rencontrés dans un restaurant pour discuter des détails.
Cet album est-il le fruit de plusieurs captations réalisées pendant différents spectacles ?
Le manager et moi avons décidé qu’il serait préférable d’enregistrer une série de spectacles au milieu de la tournée, alors que toute la troupe était au sommet de sa forme. J’ai choisi une série de dates dans le Nord-est parce que les villes étaient assez proches. Cela nous permettait de remballer le matériel rapidement après chaque spectacle pour nous rendre et nous installer à temps dans la ville suivante. Je ne sais pas combien de dates il y avait, mais je sais que la liste sur Wikipédia est fausse, car il y avait un spectacle à Nashville – je crois que c’était juste après les dates de New York. J’ai assisté à ce concert à Nashville avec des amis. Quand nous avons commencé à réécouter les différents concerts, Michael Jackson m’a demandé de couper sa voix. Je lui ai dit qu’il devrait les écouter parce que la plupart étaient excellentes. Mais il m’a dit non… et que sa voix devait être parfaite. J’ai abandonné le projet au moment où les overdubs allaient être enregistrés pour des raisons personnelles, et je suis revenu derrière la console pour réaliser le mix final.
Certaines parties ont donc été réenregistrées en studio ?
Ils ont fait quelques corrections en post-production. Je crois que certaines guitares, toutes les voix d’arrière-plan et certaines voix de Michael ont été refaites.
Cet album est mixé de manière à ce que le son soit spectaculaire et fasse travailler votre imagination (avec notamment les nombreux effets sonores…). Pendant le mixage, quelle était votre ambition ? Plus qu’un enregistrement d’un spectacle en direct, est-ce que vous et le groupe avez essayé d’en produire une bande originale immersive ?
Je voulais seulement faire une excellente représentation de la façon dont ils sonnaient pendant la tournée. Les albums live vivent ou meurent avec la performance de l’artiste lors de leurs spectacles. Il n’y avait en fait aucun effet spécial.
Certains musiciens de cette tournée, comme Bill Wolfer (claviers) et Jonathan Moffett (batterie), nous ont dit à quel point il était difficile de maintenir le groove sur certains titres, car le groupe voulait qu’ils jouent les chansons de façon rapide. Lors du mixage, était-ce difficile de maintenir ce son riche et groovy riche en basse ?
C’est drôle que vous me racontiez cette histoire concernant les musiciens, et cette demande du groupe à jouer les chansons plus vite. J’ignorais ce détail. Mais quand j’ai réécouté l’album 30 ans plus tard, après ne pas l’avoir joué pendant plusieurs années, j’ai été effectivement surpris de la vitesse sur certains titres.
En guise de teaser de votre travail avec Michael et ses frères, pouvez-vous partager un moment que nos lecteurs pourront découvrir et lire en entier dans votre livre ?
Un de mes chapitres préférés est celui consacré aux Jacksons. Il y a d’ailleurs un clin d’oeil sympa avec le récit de ma rencontre avec Michael dix ans avant le projet Live. Sur la tournée de 1981, le camion d’enregistrement disposait d’une caméra pointée vers la scène pour que je puisse voir qui faisait quoi. Les premiers soirs, j’oubliais littéralement de mixer parce que j’étais totalement hypnotisé en regardant Michael : il dansait comme un fou sur scène tout en chantant de façon parfaite. Absolument incroyable !
L’album Live des Jacksons est le seul publié par les frères (Motown a sorti un album live d’une tournée au Japon, mais ce n’était pas une sortie mondiale). Quelle était leur motivation et leur ambition lorsqu’ils ont commencé à travailler sur ce projet ?
Je pense que tout le monde savait qu’après la sortie d’Off The Wall, Michael allait s’envoler seul et que le groupe ne durerait peut-être pas longtemps. Ironie du sort, quelques années plus tard, ils sont tous venus dans mon studio pour travailler sur leur dernier single en tant que groupe, “State of Shock” (je crois) juste avant de lancer le Victory Tour.
Concernant le séquençage : était-ce compliqué d’agencer les chansons, en tenant compte du fait qu’à l’époque, l’album allait être pressé sur un double vinyle ? Par exemple, le medley des Jackson 5 est divisé entre deux, “I’ll Be There” étant le premier morceau de la face 3, avec la fameuse transition vers “Rock With You” ? Est-ce que certaines chansons ont été laissées de côté ?
Ils ont créé la setlist, et le seul problème était la division entre les quatre faces, et c’est pour cela que nous avons dû diviser le medley Jackson 5 ainsi. Je n’ai pas le souvenir de chansons mises de côté.
Pouvez-vous confirmer que lors des sessions de l’album Live, Michael est allé enregistrer quelques voix pour Joe King Carrasco sur une de ses chansons ?
Je n’en ai aucune idée. (Carrasco se souvient comment Michael a réussi à s’échapper du fameux studio 55 pour poser sur le titre “Don’t Let A Woman Make A Fool Out Of You”. Lorsque son père Joe apprend la nouvelle, il monnaie la prestation de son fils auprès de Joe “King” Carrasco contre la somme de 135 $, NDLR.)
Quand vous repensez à ce projet, quels sont les souvenirs qui vous viennent à l’esprit ?
La première chose à laquelle je pense, c’est à quel point Michael était talentueux, c’était absolument incroyable. Personne à ma connaissance n’est capable de faire ce qu’il faisait – chanter avec une voix parfaite tout en dansant comme il le faisait sur scène ! La plupart des artistes qui dansent pendant leurs concerts utilisent des voix préenregistrées lancées depuis un ordinateur… Bien sûr, tous les déplacements se faisaient en première classe et j’ai ainsi voyagé avec le groupe – dans le bus ! Je me suis habitué à entrer et à sortir des hôtels par les cuisines, car dans chaque ville, les fans savaient où les frères séjournaient et ils les restaient là à les attendre. J’ai vécu comme une rockstar pendant cette tournée !
Propos recueillis par Richard Lecocq
https://www.billschnee.com - The Jacksons Live! réédité en vinyle le 26 mars (Legacy Recordings/Sony Music).

Aloe Blacc : « ”I Need a Dollar” a été une bénédiction pour moi »
De passage à Paris pour la promotion de son cinquième album All Love Everything, Aloe Blacc évoque pour Funk★U son disque le plus personnel à ce jour.
★★★★★
Funk★U : Vous êtes un des rares artistes américains à venir faire la promotion de son nouvel album en Europe pendant la pandémie. All Love Everything a-t-il été composé pendant le confinement ?
Aloe Blacc : Non, ces chansons ont été composées au cours des quatre dernières années et nous avons terminé l’enregistrement de cet album juste avant le confinement. L’inspiration principale d’All Love Everything n’est donc pas la pandémie, mais tout simplement ma famille. C’est un thème intemporel, et je raconte dans ces chansons mon expérience de père et de mari. Je n’aurais pas pu le faire plus tôt car je n’avais pas assez d’expérience, ni de recul, pour composer de telles chansons. J’y parle de mes enfants, de ma femme, de mes parents, de mes amis et de mes souvenirs…
Vous parlez également de vous-même de manière très personnelle dans « Hold On Tight ». Qu’avez-vous voulu décrire dans cette chanson ?
Dans « Hold On Tight », j’ai voulu parler de ces personnes vulnérables dont nous sommes très proches, mais qui refusent, ou ont du mal à accepter, qu’on leur vienne en aide. En raison de leur vulnérabilité, il est difficile pour eux de s’ouvrir aux autres, et cette sorte d’enfermement les empêche d’évoluer vers un processus de guérison. Ces questions me touchent personnellement car je retiens souvent mes émotions, et je préfère les exprimer au travers de mes chansons. J’aimerais m’ouvrir plus aux autres, et cet album participe à cette envie de partager.
Côté musique, qui sont les principaux contributeurs d’All Love Everything ?
Jonas Jeberg, qui est également un musicien très talentueux, a produit l’album, en plus de jouer de la batterie et des parties de basse et de claviers. Il a apporté énormément d’idées et de feeling à mes compositions, qui pour la plupart ont été maquettes en versions piano-voix ou guitare-voix.
Excepté quelques programmations, la production d’All Love Everything est intemporelle, avec des clins d’oeil à la Motown et à la soul de Stevie Wonder.
C’est exact, mais le plus important pour moi reste l’intemporalité de mes textes. Lorsque vous écrivez des paroles qui vous parlent, vous pouvez ensuite les produire de toutes les manières et dans tous les styles musicaux imaginables. Par exemple, dans « Family », le premier titre de l’album, j’évoque ma femme et mes enfants. Mes parents sont originaires du Panama, la famille de mon épouse vient du Mexique et j’ai choisi d’intégrer des éléments de musique latine dans les arrangements pour raconter notre histoire personnelle et là d’où nous venons. Il se trouve également que ma femme adore danser sur du dance-hall, et j’ai inclus volontairement quelques séquences tout au long de l’album.
Vous êtes un chanteur soul. Selon vous, la soul music est-elle le médium idéal pour délivrer votre message ?
La soul music est considérée depuis longtemps comme un médium qui véhicule la vérité, notamment par le biais des grandes voix du passé, celles du mouvement des droits civiques et celles qui décrivaient l’expérience de vie à l’intérieur d’une communauté marginalisée. La musique folk est un autre vecteur important d’histoires, de vérité et de messages. Je pense néanmoins qu’on peut délivrer des messages importants sans se soucier des genres musicaux. J’ai démarré ma carrière dans le hip-hop, et lors de la naissance de ce genre, c’était le moyen idéal de transmettre la réalité du quotidien.
Vous vous êtes fait connaître en France grâce au succès de « I Need a Dollar ». Pour certains, obtenir un tel hit en début de carrière peut se transformer en fardeau. Est-ce votre cas ?
« I Need a Dollar » a été une bénédiction pour moi. La part de marketing est toujours importante au début de la carrière d’un artiste. Cette chanson m’a permis de me faire connaître et de révéler mes intentions au grand public. J’ai eu beaucoup de chance, et ce succès m’a permis de partager encore plus de musique et d’effectuer des rencontres extraordinaires. D’ailleurs, je tiens à signaler que la France a été le premier pays où « I Need a Dollar » a obtenu du succès. Je ne sais pas ce qui se serait passé, ni où je serais aujourd’hui sans cet accueil et je serais toujours reconnaissant envers votre pays.
Propos recueillis par Georges Zipp. Photo : Sabrina Mariez.
Aloe Blacc All Love Everything (BMG). Disponible.

Dans les coulisses de “Sign of the Times Super Deluxe” avec l’archiviste Duane Tudahl
Archiviste du Prince Estate et auteur du livre Prince and the Purple Rain Era Studio Sessions: 1983 and 1984, Duane Tudahl a contribué à l’élaboration du coffret Sign of the Times Super Deluxe. Plongée au cœur du Vault en compagnie d’un fan passionné.
★★★★★★
Funk★U: Commençons par les trois disques de matériel inédit du coffret Sign of the Times Super Deluxe. De quelles sources audio êtes-vous partis pour faire votre sélection ?
Duane Tudahl : Avant tout, il faut savoir qu’il faut un an pour élaborer un coffret de ce genre. Il faut retrouver les images, faire toutes les recherches, dénicher les titres inédits, imaginer le packaging, penser au mastering, à la fabrication etc. Nous avons donc commencé par rechercher les mixes que Prince avait réalisé lui-même, quelque que soit le support. Dans tout ce que nous faisons, la source principale doit toujours être Prince. Par exemple, « Soul Psychedelicide » est un titre qu’il avait édité et mixé. Il avait produit cette version de 12 minutes à partir d’une répétition de The Revolution, à la veille du dernier concert américain de la tournée Parade au Madison Square Garden de New York, et ce titre était resté sur une étagère du Vault. Un autre exemple : nous savions que d’autres mixes de « Can I Play With U ? » circulaient dans le cercle des collectionneurs, mais, sauf erreur, nous avons choisi le dernier mix en date car c’est celui que Prince aurait sans doute sélectionné…
Plus généralement, nous avons cherché le moyen d’inclure dans ce coffret des choses que les fans les plus aguerris ne connaissaient pas. Par exemple, « Rebirth of the Flesh » contient une fin légèrement plus longue est des paroles que nous n’avions pas entendues dans les versions qui circulaient. C’est toujours intéressant de découvrir le premières intentions d’une chanson. Dans le livret du coffret, on découvre de nombreuses paroles manuscrites et on fait parfois d’étonnantes découvertes. Par exemple, « Starfish and Coffee » s’intitulait au départ « Starfish and Pee-pee » (« Etoile de mer et pipi », ndr) ! Susannah Melvoin a raconté cette histoire, mais sur le manuscrit des paroles que nous avons retrouvé, Prince avait barré “Pee-Pee” à l’encre rouge et réécrit “Starfish and Coffee” par-dessus. Prenez « Forever in My Life » : dans cette première version, on a l’impression d’entendre quelqu’un faire une déclaration à sa petite amie. On entend Prince presque sourire dans cette version, qui est très différente de celle qu’il produira un peu plus tard pour Sign of the Times. De la même manière, la version de « Crucial » présente dans ce coffret contient également les paroles originales de la chanson, qui ne sont pas celles de la version parue sur l’album Crystal Ball.
En tant que complétiste, j’ai envie d’entendre chaque note de musique enregistrée par Prince. Lorsqu’on trouve dans le Vault un titre qui diffère de ce qu’on connaissait déjà, c’est comme si on tombait sur une mine d’or. Quand on découvre quelque chose sur nouveau sur Prince, ce type d’informations procure un éclairage nouveau sur sa manière de travailler, et tout à coup, on a l’impression de se trouver seul dans le studio aux côtés du maestro, notamment lorsqu’il donne des instructions au groupe avant la prise de “Power Fantastic”, pour citer un exemple.
Dans cette sélection, on trouve des chansons inédites finalisées, mais aussi des titres joués live en studio et des répétitions en groupe, à l’image de « Soul Psychedelicide ». Pourquoi avoir opté pour ce mélange ?
Nous avons choisi cette option car l’album Sign of the Times est conçu de cette manière. On y trouve des titres plus anciens qu’il avait sélectionné dans le Vault, comme par exemple « I Could Never Take the Place of Your Man » qui remontait à 1979, ou encore « It’s Gonnna Be a Beautiful Night », qui est une improvisation live que Prince a choisi d’inclure dans l’album final. Il avait écrit la chanson dans l’après-midi, lors d’un soundcheck et il a décidé de la jouer sur scène le soir-même pour le public parisien. En rentrant à Minneapolis, il a ajouté quelques overdubs. C’est ce genre de progression, d’étapes successives avant d’arriver au résultat final, que nous avons voulu illustrer dans les choix de ce coffret, et cette variété des sources rend aussi l’écoute plus intéressante.
Avez-vous respecté une quelconque chronologie en élaborant ces trois disques d’inédits ?
Oui, car l’idée était de raconter une histoire, et lorsqu’on écoute ces titres inédits dans l’ordre de leur enregistrement, on découvre cette histoire. C’est une histoire assez complexe, mais ces chansons racontent la vie de Prince à ce moment précis. Elles soulignent également l’importance de l’influence de Susannah Melvoin dans l’écriture de Sign of the Times… Il est aussi intéressant de découvrir que certaines chansons peuvent en nourrir d’autres, à l’image de « It’s Be’s Like That Sometimes », qui contient des éléments de « The Ball », ou encore « The Cocoa Boys » qui fait référence à « It’s Gonna Be a Beautiful Night » et “Positivity” sur Lovesexy… En découvrant ces titres, j’ai parfois l’impression de reconstituer un puzzle géant et c’est une expérience très fun !
L’an dernier, Michael Howe nous expliquait que le le contenu de 1999 Deluxe proposait la quasi-totalité du matériel inédit enregistré par Prince au cours de cette période. Celle de Sign of the Times étant particulièrement riche, vous avez certainement dû faire des choix.
Absolument. Pour commencer, le coffret Sign of the Times Super Deluxe contient 8 CDs et un DVD, ou 13 vinyles et un DVD. Il coûte très cher, mais il fallait que son prix reste tout de même accessible et que son contenu soit exhaustif en même temps, même si en tant que fan, j’aurais adoré posséder un coffret de 20-CDs ! Ces rééditions sont comme un livre qui raconterait la carrière de Prince chapitre par chapitre. Sign of the Times n’est qu’un chapitre de cette histoire. Il y aura d’autres chapitres, et si une chanson manque à l’appel dans une réédition, il y a de fortes chances pour qu’elle apparaisse dans un volume suivant. Par exemple, nous avons choisi de ne pas inclure certaines chansons composées pour d’autres artistes et elle finiront peut-être dans un prochain volume de la série Originals, qui sait ? Il y a 47 titres inédits dans ce coffret, et j’ai lu il n’y a pas longtemps que ce coffret contenait plus de musique que Jimi Hendrix avait sorti de son vivant, où que Michael Jackson n’en avait publié au cours des années 1980 ! J’adorerais vous parler l’année prochaine d’un nouveau projet – voire de nouveaux projets -, et même de vous en parler chaque année pendant les vingt prochaines années. Bien entendu, je ne peux pas vous révéler le contenu du prochain projet, mais le Prince Estate est en train de travailler sur quelque chose d’inattendu, d’étonnant, de profond et de très complet. Prince a enregistré tellement de musique, et je pense qu’on parlera encore de ces rééditions pendant les vingt ou trente années à venir, voire plus.
Parlons des titres qui n’ont pas été sélectionnés pour ce coffret. Par exemple, avez-vous trouvé d’autres versions alternatives des titres de l’album Sign of the Times ?
Dans mon souvenir, nous avons trouvé des versions piano de certains titres, mais elles étaient incomplètes et la qualité sonore n’était pas aussi satisfaisante que nous le souhaitions, et il fallait avant tout choisir des versions satisfaisantes de chaque chanson. Un autre exemple : « Slow Love » date de 1984, mais la version qui figure sur Sign of the Times est la même, avec simplement l’ajout des cordes de Clare Fisher. Il faut bien comprendre que le Vault est énorme, et qu’on peut parfois tomber sur une chanson inédite sans titre ou une version alternative cachée à la fin d’une bande 24-pistes, mais nous n’avons pas trouvé de version antérieure de « Strange Relationship » par exemple. J’imagine que si nous la trouvons d’ici-là, elle figurera sur le coffret correspondant à la période en question. Et si nous l’avions trouvée, nous aurions eu quatre versions dans ce coffret : la démo originale, la version de Wendy & Lisa, celle de l’album et le mix de Shep Pettibone. Combien de fois peut-on entendre la même chanson dans un seul coffret ? Et quelle chanson aurions-nous dû retirer du tracklisting pour l’inclure ?
Pourquoi ne pas avoir choisi d’inclure des titres de cette période comme « Sexual Suicide », « Movie Star » ou « Last Heart » ? Ils sont déjà parus dans l’album Crystal Ball en 1998, mais ils auraient pu donner un panorama plus complet de cette période aux auditeurs.
Justement, nous ne les avons pas mis car ils étaient déjà sortis ! Il y a 47 inédits dans ce coffret, il n’y avait donc pas des place pour des titres déjà disponibles. En tant que fan, je préfère découvrir des chansons que je ne connais pas à la place d’autres déjà entendues dans d’autres albums.
Vous avez pourtant choisi d’inclure la version 45-tours de « Crystal Ball », alors que d’autres mixes de la version intégrale de près de dix minutes circulent depuis des années.
Nous aurions pu le faire, c’est vrai, mais Prince avait réalisé lui-même cet edit en vue de le publier en 45-tours. Un jour, Prince s’est rendu au studio en redemandant comment il pourrait compresser ce titre épique sur un single. C’était sa décision pour que le morceau puisse passer en radio. C’est un peu comme si Freddie Mercury avait choisi de couper les 2/3 de « Bohemian Rhapsody »…
Au rayon des fantasmes, Prince a évoqué lors d’une de ses dernières interviews une version de 17 minutes de « Adore ». L’avez-vous trouvée dans le Vault ?
J’en ai entendu parler, mais nous ne l’avons pas trouvée. Nous sommes toujours à la recherche de certains Graal, des titres, des jams, des répétitions ou des concerts précis. Je pense à la version originale de « Wally », entre autres (voir également notre entretien avec Susan Rogers, ndr.). La reprise de « Bad » de Michael Jackson est également sur notre liste, même si elle n’aurait pas pu figurer dans ce coffret car l’album Bad est sorti après Sign of the Times. J’adorerais l’entendre. Si quelqu’un l’a, qu’il contacte l’Estate (rires) !
En plus de ces trois disques inédits, l’édition Super Deluxe de Sign of the Times contient l’enregistrement live du concert d’Utrecht, le 20 juin 1987. Pourquoi avoir choisi ce show ?
Nous l’avons choisi car il s’agit d’un enregistrement soundboard qui ne circulait pas chez les fans, et aussi parce que nous avons souhaité nous écarter le plus possible du contenu du film officiel Sign of the Times. C’est aussi un enregistrement brut, qui retranscrit fidèlement ce qui se passait sur scène ce soir-là. Il y a quelques erreurs, mais il n’y a aucun overdub et on ressent particulièrement l’énergie et la puissance de cette performance, que je trouve excellente, et le groupe était vraiment tight.
Enfin, ce coffret propose le DVD inédit du concert du 31 décembre 1987 à Paisley Park, avec une apparition de Miles Davis.
Ce concert circulait chez les collectionneurs, mais de manière incomplète dans une copie vidéo dégradée et en mono. Personne n’avait vu les 45 premières minutes de ce show. Nous sommes retournés vers les masters d’origine et nous avons découvert les rushes de toutes les caméras, avec des plans de Prince et des angles qui ne figuraient pas dans le montage qui circulait. J’ai été réalisateur, producteur et monteur d’émissions TV pendant 30 ans, et mon travail sur ce DVD a consisté à proposer la meilleure version possible de ce concert à partir des sources originales et en stéréo. Ce concert est aussi très intéressant d’un point de vue historique : il documente la toute dernière performance de la tournée Sign of the Times, des mois après les derniers shows de la tournée, tout en anticipant la tournée Lovesexy, dont il venait de commencer l’enregistrement. C’est un point de transition fascinant qui établit un pont entre son point de vue sur Sign of the Times et Lovesexy, qui commence à germer.
Depuis trois ans, nous finissons nos entretiens avec les archivistes du Prince Estate avec cette même question : l’inventaire du Vault est-il terminé ?
Non, car nous parlons d’une carrière de 40 ans ! Prince pouvait enregistrer deux ou trois chansons par jour et il a donné des centaines de concerts, enregistré des vidéos et tourné plusieurs films au cours de sa vie. Il répétait également chaque jour pendant des heures et des heures, il a enregistré des albums qui ne sont jamais sortis, et a travaillé sur un grand nombre de chansons dont nous ignorons encore l’existence. L’exploration du Vault est un travail de titan et il faudra des années pour l’achever et essayer de tout comprendre. Prince a également bâti ce Vault pendant 40 ans, imaginez le temps qu’il faudra pour arriver au bout de cette histoire… Mais ceci fait également partie du bonheur, du plaisir et de la joie d’être un fan de Prince. Bob Dylan, les Beatles, les Monkees, les Beach Boys et Jimi Hendrix continuent de publier du matériel inédit. Hendrix est mort il y a 50 ans, et nous pouvons facilement imaginer que nous allons découvrir des titres inédits de Prince pendant les longues années à venir. Nos enfants, et même nos petits-enfants, entendront ces titres car Prince le mérite. Son héritage doit se prolonger aussi longtemps que possible, et notre mission consiste aussi à bâtir un pont vers les futures générations de fans de Prince. Prince était le meilleur. Personne n’a fait ce qu’il a fait, et plus personne ne le fera.
Une dernière question. Quand allez-vous signer un autre livre sur les séances d’enregistrement de Prince ?
Hier, j’ai rendu la première version du manuscrit de mon deuxième livre sur les séances studio de Prince et il devrait normalement sortir en mai 2021. Il couvre les années 1985 et 86, qui correspondent à la période allant de Parade à Sign of the Times. Si vous avez aimé le premier livre, vous allez aussi aimer celui-là car il contient des interviews avec 20 nouveaux intervenants qui étaient présents dans le studio avec lui. J’ai passé beaucoup de temps avec Wendy et Lisa, Susannah Melvoin, Susan Rogers et d’autres associés qui ne s’expriment que très rarement en public. Ce volume contient beaucoup plus d’informations, de dates et de détails. Il fera probablement plus de 500 pages, et c’est fou de se dire que ces 500 pages ne racontent que deux ans de la vie de Prince, mais c’est le témoignage de son ardeur au travail. De plus, de nombreux titres mentionnés dans ce livre sont désormais disponibles grâce à la sortie du coffret Sign O’ The Times Super Deluxe, et les lecteurs pourront ainsi les écouter en lisant le livre.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Prince Sign of the Times Super Deluxe (Warner Records). Sortie le 25 septembre en éditions Super Deluxe (8CD+DVD / 13LP+DVD), Deluxe (3CD / 4LP 180-grammes) album remasterisé (2CD / 2LP 180-grammes couleur pêche) et versions digitales.

“Sign of the Times” par l’ingénieure du son Susan Rogers
Témoin privilégiée des enregistrements mythiques de Prince, l’ingénieure du son Susan Rogers a participé à l’élaboration de Sign of the Times. Pour Funk★U, elle se replonge dans le souvenir de l’élaboration d’un double chef-d’œuvre.
★★★★★★★
Funk★U : En réécoutant Sign of the Times, on se rend compte que l’album est extrêmement dépouillé, avec très peu d’orchestrations.
Susan Rogers : Sign of the Times était une période de transition pour Prince, qui était alors entre The Revolution et le groupe de Sheila E. Il n’était pas non plus en tournée à ce moment-là, et durant la période où nous avons travaillé ensemble, c’est le seul moment où il ne travaillait pas sur un film, ni sur la préparation d’une nouvelle tournée. Il avait donc beaucoup de temps pour enregistrer, et durant cette période de transition entre The Revolution et Sheila E., il devait enregistrer un album qui pourrait convenir à un nouveau type de groupe. Dans The Revolution, il y avait Wendy et Lisa, qui avaient suivi une formation classique et jazz, et qui avaient apporté un grand sens de l’harmonie dans sa musique. Le groupe de Sheila E. venait d’Oakland, dans la baie de San Francisco, et ils étaient nettement plus portés sur le funk. Durant l’enregistrement de Sign of the Times, Prince était conscient du type de chansons qui seraient le plus adaptées au style de Sheila E. et sur lesquelles elle pourrait l’accompagner, contrairement à celles qui convenaient mieux au style de The Revolution. Par conséquents, il enregistrait de nombreux titres funky et souvent minimalistes, à l’image de ceux qui allaient figurer dans The Black Album, mais en même temps, il enregistrait des chansons qui étaient purement du Prince, comme ” Sign of the Times “, la chanson-titre de l’album, ou encore ” Forever in My Life ” ou ” Hot Thing “, tous ces titres qu’il enregistrait seul dans son home-studio. Il avait également écrit de nombreux titres de Purple Rain de cette manière…
De plus, la construction de Paisley Park n’était pas encore terminée à ce moment précis, mais nous avions le meilleur home-studio possible depuis 1986. Il n’était pas très grand, il se trouvait dans sa maison, mais c’était presque un studio professionnel. Nous avions plus de matériel, et plus de temps pour travailler ses morceaux. Il était aussi extrêmement prolifique durant cette période, il écrivait tous les jours.
L’album est très dépouillé, mais le travail sur les voix est exceptionnel.
Oui, tout à fait. Prenez une chanson comme ” It ” et mettez-vous à sa place et imaginez-vous face du micro lors de sa prise vocale… Il avait toujours eu cette capacité, mais si on réécoute ses premiers albums, on se rend compte qu’il était encore en train de développer son falsetto. Il avait déjà cette tessiture, mais pas encore cette puissance, qui est venue au bout de quelques années d’expérience et de tournées. Pour ” If I Was Your Girlfriend “, il faisait ce que faisaient de nombreux producteurs à l’époque de l’enregistrement analogique en utilisant la technique de vari-speed. Il pouvait ralentir ou accélérer la vitesse de la bande pour changer le timbre de sa voix. Il avait découvert cette technique avant que je vienne travailler avec lui, en 1983. Il avait déjà utilisé ce procédé avec sa guitare sur ” Erotic City “, et nous nous en sommes aussi servis pour des parties de basse, ce qui marchait très bien, et sur la piste de batterie de ” U Got the Look “, qui était un titre très lent dans sa version originale. Il n’était pas satisfait de cette version, nous avons donc accéléré la bande et c’est la piste de batterie qu’on entend dans l’album. C’est pour cette raison que cette partie de batterie est très agressive et brillante.
Sign of the Times comprend aussi quelques-uns des plus grands titres soul de Prince, à l’image d’” Adore “…
Prince adorait les harmonies gospel et Il en parlait beaucoup en studio. Il aimait beaucoup les accords de 7ème et de 9ème. Il connaissait ses harmonies soul et R&B par cœur, et on l’entend très bien dans l’album Piano and a Microphone 1983. A travers ses doigts, on comprend qu’il connaît le jazz, le blues, mais aussi qu’il revient toujours à la pop, car Prince était un musicien pop qui possédait un bagage largement supérieur. Au moment de l’enregistrement de Sign of the Times, il écoutait beaucoup Hounds of Love de Kate Bush. Il aimait beaucoup True Blue de Madonna car Bernie Worrell jouait des claviers dessus. Pour son anniversaire, je lui avais offert une large sélection d’albums de Ray Charles car j’avais remarqué qu’il n’y faisait pas beaucoup référence.

Susan Rogers
Sign of the Times est aussi réputé pour ses incidents techniques lors de l’enregistrement.
Prince ne se souciait pas tellement de la perfection sonique. Notre rival, c’était Michael Jackson. Il était en Californie et il travaillait avec les meilleurs musiciens de séances de Los Angeles, il avait le meilleur ingénieur du son, Bruce Swedien, le meilleur producteur, Quincy Jones et le meilleur studio à Westlake Audio. Les albums de Prince étaient enregistrés dans le home-studio de sa propre maison et c’est la seule personne qui était à ses côtés, c’était moi. Prince ne s’intéressait pas beaucoup à la haute-fidélité, et il aimait ce côté cru, rough, à l’inverse des productions plus lisses de ses concurrents.
Dans le monde de Prince, un ingénieur du son devait travailler aussi vite que possible, rien ne comptait plus pour lui. Du coup, vous n’aviez pas vraiment le temps de vous lancer dans des expériences, il fallait préparer tous les réglages pour qu’il n’ait plus qu’à saisir ses instruments pour enregistrer sa chanson. Quand quelque chose ne fonctionnait pas, ce qui se passait souvent avec le matériel électronique, il était tellement obsédé par l’idée de continuer à créer qu’on ne pouvait pas l’arrêter. Il était vraiment contrarié à chaque fois qu’on interrompait son processus créatif. Il valait donc mieux lâcher prise et continuer en s’adaptant. C’est ce qui s’est passé sur ” The Ballad of Dorothy Parker ” par exemple : nous avions une nouvelle console, mais certains éléments de cette console n’étaient pas encore branchés, ce qui avait donné un aspect étouffé au son de la chanson. Mais Prince a aimé cet aspect, et nous n’avons pas retouché au titre. Dans ” Forever in My Life “, les chœurs ont été décalés involontairement lors du mixage, mais une fois encore, Prince a décidé de les conserver tels quels. Dans ” If I Was Your Girlfriend “, une piste de voix est légèrement saturée, et je grince des dents chaque fois que je la réécoute (rires). Je n’aime pas non plus le son de batterie de ” U Got the Look “, mais j’ai dû vivre avec.
Que pensez-vous de la nouvelle version remasterisée de l’album ?
Je n’ai pas réécouté l’ensemble de l’album, et je vais vous dire pourquoi : ces interviews me ramènent plus de trente ans en arrière et je dois me souvenir de la personne que j’étais à l’époque pour pouvoir m’exprimer sur cette période. C’est très difficile. J’entrais dans la trentaine, et je suis dans la soixantaine aujourd’hui. J’étais une débutante, et je suis maintenant une experte, j’enseigne à l’université et j’ai un doctorat. C’est très dur de réécouter tous ces titres aujourd’hui car ça m’éloigne beaucoup de qui je suis aujourd’hui… Dans les années 1980, on masterisait les albums pour le vinyle et il fallait contrôler les fréquences basses avec beaucoup de soin, car on risquait de faire sauter le diamant lorsqu’il passait sur le sillon. Bien sûr, il fallait faire aussi attention aux fréquences aigües et ce n’est plus le cas pour le streaming, où les aigus peuvent être plus aigus et les graves plus graves. De plus, je fais partie d’une génération qui a toujours été habituée au son du vinyle, et certains pourront se plaindre de déceler des différences entre ce nouveau mix et le mix d’origine. Mais se plaignent-ils car l’album ne sonne plus pareil, ou bien tout simplement car ils n’aiment pas le son. Chaque auditeur est différent, et chacun se fera sa propre opinion.
Vous souvenez-vous du cheminement des divers projets d’albums (The Dream Factory, Crystal Ball, Camille…) qui ont abouti à la création de Sign of the Times ?
Il faudrait être dans la tête de Prince pour pouvoir en parler. La plupart des artistes partent en tournée, puis rentrent chez eux pour écrire leur prochain album. Ils s’enferment pour écrire de nouvelles chansons, font appel à des musiciens pour faire des démos, puis à un producteur pour enregistrer l’album en studio. Ensuite, ils répètent les nouveaux titres avec un groupe puis repartent en tournée et ainsi de suite… Prince enregistrait tout le temps car il écrivait en permanence, ce qui signifiait que les projets d’albums pouvaient facilement se construire, ou bien s’écrouler très rapidement. Entre le départ de The Revolution et l’arrivée du groupe de Sheila E., son son avait évolué. Nous avions démarré The Dream Factory lorsque The Revolution était encore présent à ses côtés. Nous avions enregistré et mixé une série de titres, puis établi une séquence en vue d’un album. Prince aimait réécouter l’ensemble avant de prendre une décision. The Dream Factory était terminé, mais Il était clair que The Revolution n’allait pas durer, ce qui a précipité la fin de ce projet. Crystal Ball est arrivé ensuite, et Susannah Melvoin était une grande inspiration pour cet album. Après la séparation de The Revolution, Susannah était déchirée entre l’envie de retourner vivre à Los Angeles pour rejoindre sa sœur jumelle Wendy, ou rester à Minneapolis avec Prince. C’est ce qui a inspiré des chansons comme ” Big Tall Wall “, ” Crystal Ball “, ” Crucial “, ” Train ” ou encore ” Witness 4 the Prosecution “, autant de chansons décrivant les tensions dans leur relation. L’album Crystal Ball a finalement été refusé par Warner Brothers, qui ne voulait pas sortir de triple-album, puis Susannah est partie. Au final, ce départ a défini les chansons qui allaient terminer sur Sign of the Times.
Certains de vos titres préférés de Prince figurent dans les 3CDs de cette réédition Super Deluxe.
Absolument ! J’adore ” Witness 4 the Prosecution ” et ” Train ” qui est si funky. J’aurais aimé qu’il enregistre plus de titres de ce genre… J’aime aussi ” Crucial “, ” Big Tall Wall “, ” Crystal Ball “, qui est vraiment à part, et ” In A Large Room With No Light “. Je me souviens très clairement d’une version studio de cette chanson que nous avions enregistrée et mixée à Sunset Sound, et je ne comprends pas qu’elle ne figure pas dans ce coffret. C’est dommage, car c’est un grand titre. La version retenue est celle d’une répétition avec le groupe, car nous avions l’habitude d’enregistrer ces répétitions. De cette manière, il pouvait choisir sa version préférée. Ca ne voulait pas dire qu’il préférait ces versions en répétitions aux versions enregistrées en studio, mais qu’il essayait toutes les combinaisons possibles. Ces versions studio étaient comme un portrait peint, tandis que les versions en répétitions s’apparentaient plus à de grandes fresques murales. ” Strange Relationship ” en est un bon exemple. Nous l’avons enregistrée un nombre incalculable de fois, en studio, live, en répétitions jusqu’à ce qu’il en soit satisfait.
La version alternative de ” Power Fantastic (Live in Studio) ” est un autre grand moment de ce coffret.
” Power Fantastic ” est une chanson écrite par Lisa Coleman que j’avais enregistrée à Londres, aux studios Advision, avec Wendy & Lisa pendant que Prince tournait Under the Cherry Moon dans le Sud de la France. Il nous avait envoyé à Londres pour enregistrer quelques titres, dont ” Mountains “. Lisa a fait ensuite écouter ce morceau à Prince, qui a écrit les paroles et l’a finalement enregistré dans son home-studio, qui venait d’être tout juste terminé. Je n’oublierai jamais cet enregistrement : Wendy à la guitare et Lisa au piano étaient à l’étage. Bobby Z. et Brownmark étaient dans la cabine située à l’étage du dessous, respectivement à la batterie et à la basse, et Eric Leeds et Matt Blistan étaient aussi présents dans la pièce. Il n’y avait plus de place, ni de cabine libre pour Prince, qui était obligé de chanter sa partie vocale dans la salle de contrôle où se trouvait la console, et moi derrière. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas assez de casques disponibles car le studio venait tout juste d’être terminé, et il n’était pas conçu pour accueillir tout un groupe. Il était assez petit, et il n’y avait pas assez de casques pour tout le monde. J’ai dû laisser le dernier casque à Prince, et je ne pouvais donc pas écouter la musique pendant l’enregistrement. Nous étions juste tous les deux derrière la console, et rappelez-vous qu’il exigeait toujours que les ingénieurs du son quittent le studio lorsqu’il enregistrait ses prises de voix. Mais ce jour-là, il n’avait pas le choix. Il m’a demandé d’installer le micro dans le coin le plus reculé de la salle, et pendant la prise, le seul son que j’ai entendu était celui de sa voix, à quelques centimètres de moi. C’était un moment incroyable, magnifique et extraordinaire.
Parlez-nous de la version originale ” perdue ” de ” Wally “.
Au moment de l’enregistrement de Sign of the Times, Prince allait se marier avec Susannah Melvoin, la sœur jumelle de Wendy, mais ils ont fini par se séparer et c’était un moment très dur à vivre pour lui. Elle est partie vivre en Californie, et il était vraiment très triste durant cette période. J’ai pensé qu’il allait se mettre à écrire une chanson inspirée par cette rupture, une chanson où il raconterait ouvertement sa peine, mais il écrivait surtout des titres festifs comme ” Housequake ” ou ” Play in the Sunshine ” à ce moment-là… Un matin, il m’a appelé pour me demander de venir au studio. Sur place, il m’a demandé de sonoriser le piano et d’installer les micros pour la batterie. Il est ensuite passé d’instrument en instrument pour interpréter la version originale de ” Wally “. C’était tellement beau, et si extraordinaire. Sur le moment, ça m’a fait penser à Stevie Wonder. C’était une magnifique chanson de rupture qui faisait ressortir tout le chagrin qui était en lui. Il jouait sur le mot ” Melody “, qui sonnait comme ” Malady “, et le refrain faisait ” Oh malady doll, oh my malady. “ Pour moi, c’était la chose la plus belle, la plus vraie et la plus profonde qu’il avait jamais enregistrée. Dès la fin de l’enregistrement, il m’a demandé de faire un mix rapide pour en faire une cassette, puis il m’a dit : ” ouvre les 24 pistes et efface-les. “ On se trouvait des deux côtés du lecteur de bandes et je l’ai imploré de ne pas le faire. Je lui ai dit : ” On n’a pas dormi de la nuit, peut-être que tu devrais te reposer et la réécouter demain matin quand tu auras les idées plus claires. Ne fais pas ça, s’il te plaît. “ Il m’a répondu : ” Si tu ne veux pas le faire, c’est moi qui le ferai “ et il a saisi la télécommande et il a effacé toutes les pistes… Quelques jours plus tard, il l’a réenregistrée, mais l’intention de la chanson était complètement différente. C’était la même chanson, mais avec une attitude différente, et c’est la version qui se trouve sur ce coffret. En ce qui me concerne, je n’ai jamais réentendu la version originale, mais Prince avait gardé cette cassette, mais je ne sais pas ce qu’il en fait. Il l’a peut-être jetée, ou donnée à quelqu’un, ou même perdue…
On trouve aussi trois titres composés pour Bonnie Raitt dans cette sélection, ” I Need a Man “, ” Promise to Be True “, ” Jealous Girl (Version 2) ” et ” There’s Something I Like About Being Your Fool “. Quelle est l’origine de ces chansons ?
Quand j’ai rejoint Prince en 1983, ces chansons étaient destinées à Vanity 6. En 1985, Prince est parti faire des repérages dans le Sud de la France pour Under the Cherry Moon. Je suis restée avec Bonnie Raitt, et Prince m’avait donné une liste de chansons du Vault sur lesquelles elle devait chanter et jouer de la guitare. Nous avons enregistré des maquettes, et c’était un moment très agréable car Bonnie est une personne passionnante. Quand Prince est revenu, il a écouté les chansons que nous avions enregistrées, puis il a eu une longue conversation avec Bonnie. Il lui a dit : ” je peux te donner ces chansons, mais je n’aurai pas le temps de travailler dessus car j’ai beaucoup d’autres projets en ce moment. “ C’est la raison pour laquelle ces chansons ont été abandonnées.
Une des grandes découvertes de ce coffret est la version alternative de ” Forever in My Life “. Existe-t-il d’autres versions alternatives de titres de Sign of the Times dans le Vault ?
Oui, et je pense encore à ” U Got the Look “, mais nous avons enregistré la version qui figure sur l’album par-dessus la version originale qui était beaucoup plus lente et dont nous avions accéléré la partie de batterie. Peut-être qu’un mix existe quelque part… Au départ, c’était presque une ballade, mais Prince n’en était pas satisfait, alors qu’il aimait beaucoup la version finale. Je pense que les fans seront très contents de découvrir la version originale d’” I Could Never Take the Place of Your Man “. On l’a ressortie du Vault, nous l’avons un peu modernisée et je suis très heureuse qu’elle fasse partie de ce coffret. Les parties de guitare sont incroyables… Au-delà de ces considérations, j’espère que le public comprendra à l’écoute de ces titres à quel point Prince était créatif. En l’espace d’un an, il pouvait produire autant de chansons qu’un autre artiste en dix ans.
Pensez-vous que Prince était au sommet de sa carrière durant cette période ?
C’est difficile de répondre, car il faut prendre en compte toute sa carrière. Purple Rain définit le sommet de sa première période créative. Controversy et 1999 guident Prince vers la consécration de Purple Rain, puis Around the World in a Day et Parade conduisent vers un autre sommet qui est Sign of the Times. Mais pour moi, Dirty Mind reste un autre sommet incontournable. Cet album représente une révolution artistique pour Prince. C’était un pari très risqué. Ce n’est peut-être pas le meilleur album de sa carrière, mais pour moi, tout son génie y est déjà présent. C’est un modèle de construction de carrière pour un artiste, le genre d’audace qui peut faire de vous un artiste à part entière et j’espère que les futurs historiens de la musique souligneront l’importance de Dirty Mind dans la carrière de Prince.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Prince Sign of the Times Super Deluxe (Warner Records). Sortie le 25 septembre en éditions Super Deluxe (8CD+DVD / 13LP+DVD), Deluxe (3CD / 4LP 180-grammes) album remasterisé (2CD / 2LP 180-grammes couleur pêche) et versions digitales.

Lianne La Havas : “La scène m’a remotivée”
Lianne La Havas est de retour après cinq ans d’absence. Quelques jours après la sortie de son troisième album auto-titré, la singer-songwriter donne de ses nouvelles à Funk★U depuis son domicile londonien.
★★★★★★
Funk★U : En 2016, lors de votre dernier concert parisien, vous aviez annoncé que de nouvelles chansons étaient prêtes pour un prochain album. Que s’est-il passé au cours de ces dernières années ?
Lianne La Havas : En effet, plusieurs titres de ce nouvel album avaient déjà été écrits au cours de cette période, dont « Paper Thin ». J’avais aussi enregistré quelques instrumentaux à cette époque, mais les paroles ont réellement été écrites il y a deux ans environ car j’ai été victime d’une panne d’inspiration pendant plusieurs mois. J’avais des idées en tête, mais, une fois en studio, je n’arrivai pas à terminer un morceau, comme si j’étais victime d’un blocage. Heureusement, le fait de remonter sur scène l’an dernier m’a considérablement remotivée, entre autres choses. J’ai pu entendre à nouveau des mélodies, retrouver l’inspiration, et c’est de cette manière que j’ai pu terminer cet album.
Ces chansons forment un tout en racontant un cycle amoureux. Peut-on parler de concept-album ?
Je pense que oui, car dès le départ, j’avais une idée précise en tête : je savais que je voulais intituler cet album Lianne La Havas et qu’il devait comporter dix titres. Je voulais raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin. Ces chansons sont très personnelles, et la musique traduit les divers sentiments que j’ai pu éprouver au cours de ces dernières années. « Bittersweet » introduit cette histoire, comme une sorte de bande-annonce, puis cette histoire débute avec « Read My Mind », qui raconte une rencontre amoureuse. « Weird Fishes » en est ensuite le milieu, puis « Sour Flower » la fin, comme une libération…
La production de cet album, où votre groupe est très présent, marque une évolution dans votre musique. Cette nouvelle direction est-elle délibérée ?
Oui, totalement. C’était un souhait. Pour la première fois, mon groupe a été très impliqué dans le processus créatif. Du coup, le résultat sonne plus live que d’habitude. Sur mes deux précédents albums, j’avais également fait appel à de nombreux intervenants extérieurs, alors que celui a été principalement réalisé avec deux co-producteurs (Beni Giles et Mura Masa, ndr.).
Contrairement à vos précédents enregistrements, la guitare semble moins au centre de la production.
Je ne suis pas tout à fait d’accord : ces nouvelles chansons sont principalement basées sur mon jeu de guitare et ma voix. Et encore plus que je ne l’aurais souhaité sur mes deux précédents albums, à mon avis…
Lianne La Havas comporte une reprise, « Weird Fishes » de Radiohead. Pourquoi avoir choisi ce titre en particulier ?
Radiohead est un de mes groupes préférés et j’adore cette chanson de leur album In Rainbows, un disque superbe et très mélodique. La suite d’accords de « Weird Fishes » est aussi très belle. Avec mon ancien groupe de scène, nous avions l’habitude de la reprendre de manière très libre, juste pour le fun, et c’était aussi particulièrement excitant de travailler sur une chanson que je n’avais pas écrite. J’ai décidé de l’enregistrer avec mon nouveau groupe, en respectant plus l’intention originale et j’adore le nouvel arrangement que nous avons créé.
Quels sont vos projets pour les prochains mois ?
Pour commencer, je vais prendre des vacances dans le Sud de la France, où je fêterais mon anniversaire au mois d’août. Ce séjour sera aussi l’occasion de retrouver mes amis et ma famille après ces longs mois de confinement. Ensuite, je vais recommencer à écrire et à composer, tout en espérant pouvoir bientôt remonter sur scène. Mes fans français me manquent, j’espère aussi en accueillir de nouveaux qui découvriront ma musique grâce à ce nouvel album… J’ai presque envie de m’excuser d’avoir passé autant de temps entre celui-ci et le précédent, mais cette fois, je suis vraiment de retour.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Lianne La Havas Lianne La Havas (Warner Records). Disponible.

Manu Dibango « La soul et le funk étaient une révolution »
Paru en décembre 2016, le coffret Merci Thank You ! permettait de (re)découvrir l’impressionnante discographie du légendaire saxophoniste entre jazz, funk, reggae et afrobeat. Dans cette interview exclusive, Manu Dibango, victime du coronavirus le 24 mars 2020 à l’âge de 86 ans, dévoilait à Funk★U ses influences soul-funk, son amour de la blaxploitation et son retour à l’Apollo Theater. Bien entendu, nous avions aussi (un peu) parlé de « Soul Makossa »…
★★★★★★★★★
Funk★U : On vous a récemment aperçu aux côtés des Nubians et Ben L’Oncle Soul sur la mythique scène de l’Apollo. Cela faisait 43 ans qu’on ne vous y avait pas vu…

Manu Dibango à l’Apollo (2015)
Manu Dibango : C’était une série d’émotions qui arrivent en rafale. Quand tu remontes la 125ème rue, ça te rappelle forcément les années 1970, la blaxploitation, Shaft… Ça m’a aussi rappelé mon concert avec les Temptations et Edwin Starr et je me suis rendu compte que je n’avais plus jamais revécu des moments comme ceux-là. Tu reviens avec une nouvelle génération de musiciens et tu vois ton nom, plus de quarante ans après, sur la devanture de l’Apollo… C’était une formidable expérience, j’ai joué avec des jeunes que j’ai connus bébé. Une des Nubians avait quatre ans quand j’ai fait l’Olympia en 1977. A la fin du concert, elle était venue me remettre un bouquet sur scène. On ne s’était jamais retrouvés sur scène avec les Nubians, et pour la première fois, on se revoit à Harlem ! En 1972, il n’y avait pas encore d’immigration africaine aux États-Unis. 43 ans après, il y a un public africain à l’Apollo. Quand je jouais des morceaux à consonance africaine, tous les africains se levaient, tandis que les afro-américains regardaient seulement, mais quand je jouais mes trucs plus funky – à consonance « américaine »- c’était le contraire ! (rires).
Vous dites : « je ne suis pas un jazzman, mais un amateur de jazz ».
Je fais du jazz parce que j’aime ça, mais je suis un touche-à-tout avant tout. Je n’aime pas me cantonner dans un style. Pour moi, la musique c’est du partage, c’est la circulation des genres. Si vous écoutez le coffret Merci Thank You !, vous verrez que j’ai essayé de ne pas me limiter et que pendant mes soixante années d’activité dans la musique, j’ai exploré presque tous les styles.
Vous avez travaillé avec Dick Rivers et surtout Nino Ferrer. À l’époque, Eddie Barclay lui ouvre un crédit illimité, et « il voulait absolument un noir » dans son groupe. Pensez-vous que la France tenait là son premier soulman ?
J’ai fait du rock avec Dick. C’était vraiment l’Elvis français. Nino Ferrer était un soulman naturel, un vrai leader comme on les aime : il ne se reposait pas sur l’orchestre, il ne dormait pas derrière l’orchestre, il était l’orchestre ! Vous avez des mecs qui s’adossent sur le groupe, lui c’était un chanteur terrible, il avait du feeling, de la soul et en plus il était musicien. Il savait ce qu’il voulait harmoniquement et rythmiquement pour chaque instrument. Nous devions faire le maximum : accompagnateur, c’est un métier formidable, tu fais tout pour mettre le leader au centre du show. Quand on s’est rencontrés, il ne savait pas que j’étais saxophoniste, il avait juste besoin d’un organiste. J’étais stressé au début, mais au final, j’ai tenu le truc. Un soir, il m’a vu dans un club jouer du sax et il me dit « Manu ! T’es saxophoniste ? Tu ne me l’avais pas dit ! ». Je lui ai répondu « Tu ne m’as pas demandé ! » (Rires !)
À l’époque, vous étiez l’un des rares musiciens noirs dans le circuit français avec John William et Henri Salvador.
C’est vrai, à l’époque il n’y avait pas de personnalités noire dans la musique en France. Il y avait des américains de passage, mais des Francophones, non !
Quelles sont vos influences soul et funk ?
Il y en a beaucoup vous savez ! On peut remonter jusqu’à Armstrong (rires !). J’adore Ray Charles, mais j’avoue que celui qui m’a le plus impressionné, c’est James Brown. Jimmy Smith avait le groove, Booker T. était un sacré organiste aussi. Otis Redding m’a énormément apporté également. La soul et le funk étaient une sacrée révolution tant dans la composition que dans l’écriture. La plupart des trucs que les jeunes écoutent aujourd’hui viennent de là et ils n’en ont même pas conscience.
Les Beatles aussi avaient de la soul en eux, écoutez « She Came In Through The Bathroom Window » ! Les années 1960-1970 ont été une période où il y avait beaucoup de créativité partout. Aujourd’hui, on a un savoir-faire, mais on est moins créatifs. Les machines ont pris le pouvoir. La boite à rythmes est omniprésente, il y a même des techniciens qui ne savent plus enregistrer une batterie ou comment placer les micros… L’époque a changé : on travaille plus le son que la musique.
Maurice White a disparu il y a peu. Un commentaire ?
J’adore Earth Wind & Fire et tout ce que ces gars ont pu apporter à la musique contemporaine. C’était le compromis entre le son Stax et le son Motown. C’était une nouvelle tendance que Kool & The Gang a su aussi capter. Je les avais rencontrés en 1974. Sur scène c’était un vrai show, je n’imagine même pas le boulot des ingés-son derrière !
Justement, Funk★U a eu la chance d’interviewer Maurice White en 2007. Il nous racontait qu’il y avait jusqu’à 28 micros sur scène.
C’est dingue ! Les ingés-son étaient vraiment partie intégrante du groupe. Sur la route, j’emmène toujours le même ingénieur depuis plus de trente ans.
Abordons votre discographie : en 1972, vous avez enregistré un titre pour la coupe d’Afrique des Nations.
Oui, je compose « Soul Makossa », une face-B qui ne connaît pas de gros succès en Afrique et qui ne devait même pas exister. Dans les quartiers en Afrique, les gamins en riaient. En revanche, le titre a explosé aux États-Unis en 1973. C’était un morceau rassembleur qui a parlé à un public particulier dans un contexte particulier, un contexte où les afro-américains avaient les yeux rivés vers l’Afrique, ils l’idéalisaient comme une terre promise. D’ailleurs, après « Soul Makossa », il n’y a plus eu de tube africain mondial comme celui-ci. Je crois que quand tu vas en studio, tu n’y vas pas pour faire un tube. Je pense que le tube te rencontre malgré toi.
Une dizaine d’année plus tard, vous découvrez avec étonnement que ce titre avait été échantillonné sur « Wanna Be Startin’ Somethin’ » de Michael Jackson dans Thriller, l’album le plus vendu de tous les temps.
Il n’avait pas samplé ! C’est une écriture, un arrangement, c’était une adaptation sans rien me demander. Les avocats ont fait leur travail par la suite (rires !). Rihanna ne m’avait pas non plus demandé mon autorisation pour utiliser « Soul Makossa » (dans « Don’t Stop the Music », 2007 ndr.)…
Vous avez aussi composé des bandes-originales de films, notamment celle de Kusini dans une veine très blaxploitation.
J’ai adoré composer cette B.O en 1975. Je l’ai enregistré cela à New-York, où j’habitais à l’époque. J’avais fait un casting de musiciens et j’avais retenu notamment Tony Williams, le batteur de Miles Davis. Le résultat était vraiment cool, ça swinguait à mort !
Cerrone a récemment sorti un single, « Funk Makossa ». Comment cette collaboration s’est-elle organisée ?
Il a samplé « Soul Makossa », mais en me demandant avant ! (rires). Il a parfumé un peu le tout, mais la majeure partie du morceau c’est « Soul Makossa ». Ca me rassure ! Quarante ans après, on continue à penser à « Soul Makossa », c’est vraiment un morceau qui a traversé les époques.
Propos recueillis par Jim Zelechowski, photo d’ouverture : Bojan Slavkovic.