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Morris Hayes : « Welcome 2 America est un disque important »

Enregistré en 2010, puis remisé dans le Vault, l’album inédit de Prince Welcome 2 America paraît 11 ans après. Co-producteur de l’album et clavier historique du New Power Generation, Morris Hayes dévoile son contenu et ses coulisses pour Funk★U. 

★★★★★★★

Funk★U : Welcome 2 America est resté inédit pendant plus d’une décennie. Qui a eu l’idée de sa parution en 2021 ?

Morris Hayes : La décision vient du Prince Estate, qui avait retrouvé cet album dans le Vault parmi tout le matériel inédit stocké pendant des années. Ce disque a été enregistré il y a plus de dix ans, mais je suis très heureux qu’il sorte aujourd’hui, et aussi un peu fier qu’il succède aux rééditions de Purple Rain, 1999 et Sign Of the Times.

 

Cet album est une surprise pour les fans, mais vous avez dû également être surpris quand Prince vous avait demandé de le co-produire.

Oui, bien sûr ! Un soir de printemps, en 2010, j’étais tranquillement en train de me reposer à la maison quand Prince m’a appelé en me demandant : « Morris, tu es libre ? Viens à Paisley Park, j’aimerais te faire écouter quelque chose. » J’habite tout près, et je suis monté dans ma voiture. En me garant sur le parking de Paisley Park, j’aperçois Prince dans sa voiture, une Cadillac. Il me fait signe de monter, puis glisse un CD dans l’autoradio en m’expliquant qu’il vient d’enregistrer des titres avec la bassiste Tal Wilkenfeld, qu’il trouve fantastique, et le batteur Chris Coleman, que Tal lui avait suggéré. Il me décrit ensuite chaque chanson et les thèmes qu’elles abordent, puis me demande de le co-produire en ajoutant ou en retirant les éléments que je juge utiles ou dispensables. J’étais sous le choc.

Morris at soundcheck by Peter   Lodder (1)

Morris Hayes

C’était une première, car Prince n’avait pas l’habitude de déléguer la production de ses albums.

Je crois que Kirk Johnson avait fait quelques productions additionnelles sur certains titres, et Josh Welton a contribué plus tard à Hitnrun Phase 1, mais sur le moment, je n’ai pas raisonné en ces termes. Depuis mon arrivée dans le NPG en 1992, j’avais travaillé sur énormément de titres avec Prince et le groupe, mais il n’avait jamais encore dit à quelqu’un : « Prends ce CD et travaille dessus de ton côté. » Jusqu’ici, il avait l’habitude de se tenir derrière votre épaule en vous donnant des indications, et surtout en vous demandant d’aller le plus vite possible (rires) ! Je venais d’installer un studio à domicile et je pouvais travailler tranquillement sur un titre par jour, sans que Prince ne vienne m’influencer. Chaque fois que je terminais un titre, je lui soumettais, et s’il était content, je passais au suivant. Je croisais les doigts tous les jours, mais au bout du compte, tout s’est bien passé. L’échange était très facile.

 

Selon vous, pourquoi Prince vous a-t-il donné une telle opportunité ?

Je crois qu’il me faisait confiance en tant que musicien, mais je crois aussi que c’était un test. De toute manière, quand quelque chose ne lui plaisait pas, votre travail était enterré à jamais. Il m’a donné ma chance, et j’aimais beaucoup ces titres qui étaient très bruts et organiques. L’instrumentation était live, constituée de batterie et de basse non-traitées, de guitares et des chœurs absolument superbes de la part des filles (Shelby J, Elisa Fiorillo et Liv Warfield, ndr.). Ces titres étaient presque finalisés, mais ils étaient très rough et j’ai souhaité qu’ils le restent car Prince évoquait des sujets importants. Il n’était pas perçu comme un artiste politique, mais sa conscience sociale s’exprime vraiment dans les textes de cet album. Dès lors, mon travail de co-producteur a consisté à transmettre son message de la manière la plus claire possible.

Welcome 2 America, le titre qui ouvre l’album, annonce la couleur musicale de l’ensemble.

J’ai simplement ajouté des programmations de batterie et des parties de claviers un peu bizarroïdes car tout le reste était déjà là. C’est un titre très minimaliste, dans le lignée de quelques-uns de ses plus grands succès, dont « Kiss » et « Sign of The Times » et son texte, qui évoque les réseaux sociaux, est très juste. Prince décrit le pouvoir grandissant des plateformes digitales, des iPhones et des iPads sur notre quotidien et son analyse est visionnaire, car leur pouvoir est encore plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était il y a dix ans.

 

« (Running Game) Son of a Slave Master », la chanson suivante, est presque un titre de Prince featuring Prince, car elle est principalement interprétée par Shelby J.

À cette époque, Prince impliquait énormément Shelby et les choristes du NPG sur scène et en studio. Il leur donnait beaucoup d’espace et leur laissait chanter des titres en lead, ce qui n’était pas arrivé depuis que Rosie Gaines était dans le groupe. Il leur faisait confiance, et il s’inspirait sans doute aussi de Sly and the Family Stone pour la répartition des voix. Dans « (Running Game) Son of a Slave Master », Prince a donc laissé Shelby en chanteuse principale et s’est contenté de chanter quelques harmonies, mais c’est de cette manière qu’il avait envisagé cette chanson.

L’influence de Curtis Mayfield est très nette sur ce titre, sans doute encore plus que dans « Born 2 Die », le morceau suivant.

Oui, mais Prince a surtout évoqué Curtis Mayfield au sujet de « Born 2 Die ». Il passait vraiment beaucoup de temps sur Internet, et après avoir vu sur YouTube une émission dans laquelle le philosophe Cornel West avait déclaré : « nous adorons notre Frère Prince, mais il n’est pas Curtis Mayfield ». « Ah bon ? Je vais lui montrer… » (rires). Il a relevé le défi en écrivant une chanson sur l’injustice sociale. La première fois que j’ai entendu « Born 2 Die », j’ai tout de suite compris ce qu’il fallait faire. Je lui ai ensuite fait écouter ma version, et au cours de mes vingt années et plus de carrière aux côtés de Prince, je n’ai jamais reçu autant de compliments de sa part. Il était si content qu’il me remerciait en me prenant par les épaules et en me disant « Tu es Duke Ellington ! » (rires).

 

À la première écoute, « 1000 Light Years From Home » sonne de manière familière, car il s’agit de la coda de « Black Muse », parue en 2015 dans Hitnrun Phase 2.

« 1000 Light Years From Home » est effectivement la continuation de « Black Muse », qui avait été enregistrée à la même époque mais lors d’une autre séance avec John Blackwell à la batterie. L’idée de replacer un titre sur un album des années plus tard pourrait sembler incongrue, mais tout est cohérent chez Prince, qui était également très attaché à la notion d’album. Il avait entendu une interview de Beyoncé dans laquelle elle expliquait que les gens préféraient consommer des titres de nos jours, et il avait été très contrarié. Welcome 2 America est l’exemple type d’un album à part entière, avec des thèmes sociaux et politiques reliés par une véritable identité sonore.

 

« Stand Up and B Strong » est une reprise du groupe Soul Asylum. Une fois encore, il est dominé par les chœurs du trio. Ont-elles enregistré leurs parties live en compagnie du groupe ?

Je n’étais pas présent physiquement lors de ces séances, ni ajouté quoi que ce soit à ce titre, mais j’ai compris que Shelby, Elisa et Liv chantaient leurs prises en live dans le studio avec Prince, qui produisait la session, Tal et Chris. Il leur avait fait écouter les titres avant les prises, et elles avaient eu très peu de temps pour répéter leurs textes. Elles sont exceptionnelles, et le résultat est très fluide.

 

De quelle manière avez-vous participé à « Check the Record » ?

C’est un titre complètement fou, et sans doute une des chansons les plus difficiles à produire de cet album : Chris est à la batterie, mais elle n’était pas calée correctement dans le CD que m’avait confié Prince. Je n’ai pas eu accès aux pistes séparées de cet album, juste un CD rapidement mixé, ce qui a causé quelques problèmes techniques. Par exemple, j’ai dû insérer des percussions à un moment précis pour que la batterie rattrape le tempo. C’est si subtil que l’on s’en rend à peine compte, mais la différence est notable lorsqu’on la compare avec la version originale que l’Estate avait l’intention de placer dans la première configuration de l’album. J’ai aussi ajouté un son de clavier comparable à celui d’une enclume et j’aime beaucoup cet effet, qui a également beaucoup plu à Prince.

 

Avez-vous retravaillé certains titres en vue de la parution de Welcome 2 America ?

Oui. Quand le Prince Estate m’a fait écouter le tracklisting final de l’album, j’ai remarqué quelques éléments que Prince avait ajouté en post-production ainsi que quelques changements de textes, mais mes interventions avaient été quasiment inchangées.

Tout comme « Hot Summer », « Same Page, Different Book », sans doute le titre le plus funky de l’album, avait déjà été diffusé sur Internet avant d’apparaître sur Welcome 2 America

Oh my God ! Prince a vraiment laissé Tal s’exprimer sur « Same Page, Different Book ». Il lui a dit : « fais ton truc avant chaque break. Just drop it in the hole ! » (rires). Elle tue vraiment sur ce morceau. Une fois encore, j’ai ajouté quelques parties de claviers, de percussions et quelques effets en m’efforçant de conserver la simplicité et le côté funky de l’ensemble.

 

Prince avait-il l’intention d’engager Tal Wilkenfeld et Chris Coleman en vue d’une tournée ?

J’y ai cru au début, car en règle générale, quand Prince enregistre un album avec un nouveau groupe, celui-ci devient la nouvelle formation du NPG. Ça ne s’est pas passé comme ça cette fois, sans doute parce que Tal était très demandée par d’autres artistes, notamment Jeff Beck, et c’était la même chose pour Chris, qui avait aussi un planning très serré. Et quand vous travailliez avec Prince, vous deviez être disponible à 100%, 24 heures sur 24.

 

« When She Comes », la seule ballade de l’album, apparaît dans une version différente et moins arrangée que celle parue dans Hitnrun Phase 2, en 2016.

Oh, Man… Cette version est bien meilleure. L’Estate avait proposé de réutiliser cette version, mais je leur ai expliqué que celle que j’avais était bien supérieure et ils ont fini par l’inclure dans cet album. Quand Prince me l’a faite écouter dans sa voiture, je lui ai dit : « Je ne toucherai pas à ce titre. C’est une de tes plus belles ballades depuis longtemps et elle aurait mérité d’être arrangée par Clare Fischer ». Il m’a répondu : «  Oui, j’aurais dû l’envoyer à Clare », puis il l’a rangée dans le Vault.

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Prince sur scène en 2011

« 1010 (Rin Tin Tin) » est un des sommets de l’album. Difficile également d’imaginer que Prince s’état inspiré du célèbre berger allemand de la série TV pour écrire une chanson ! 

(Rires). Ce titre, tout comme « 1000 Light Years From Home », « Yes » et « One Day We’ll All Be Free », provient de l’Estate et ne figurait pas dans le CD que m’avait confié Prince. Il me semble l’avoir entendue à l’époque, mais il n’est jamais sorti. C’est un simple aperçu de l’étendue du Vault.

 

Existe-t-il d’autres albums du même genre, c’est-à-dire entièrement finalisés et prêts à sortir, dans le Vault ?

Oui, vous n’avez pas idée ! Je pense notamment à un album entier avec Maceo Parker, parmi d’autres…

 

Quelques semaines avant Welcome 2 America, Prince a enregistré l’album 20Ten, paru en juillet 2010 en exclusivité dans Le Courrier international. Comment compareriez-vous ces deux albums ?

Welcome 2 America est largement supérieur. Je ne suis pas tellement fan du son global de 20Ten, qui contient quand même quelques bonnes chansons. Welcome 2 America est plus ambitieux : ses textes engagés, ses sonorités organiques et l’implication de Tal et Chris avaient apporté quelque chose de nouveau à sa production de l’époque. Welcome 2 America est un disque important.

 

Propos recueillis par Christophe Geudin

 

Prince Welcome 2 America (NPG Records/Legacy Recordings) ***. Disponible le 30 juillet en CD, double-vinyle, versions digitales et coffret Deluxe CD/LP/Blu-Ray.